« La mélancolie de l’enfant ».

La Mélancolie de l’enfant

Hervé Bentata

La mélancolie de l’enfant. La question est de savoir si elle existe, et dans ce cas quels sont ses formes et ses liens avec d’autres symptômes de l’enfant.

J’ai déjà abordé cela dans un travail intitulé « quelques remarques cliniques sur la mélancolie de l’enfant ». Alors une douzaine d’années après, quoi de neuf sur cette question? Après avoir rappelé les avancées de l’époque concernant les troubles de l’humeur chez l’enfant et leur connexion avec d’autres entités cliniques, je me propose d’ouvrir deux nouvelles directions concernant ces troubles bipolaires de l’enfant. A savoir la question des traumas précoces de l’enfance comme cause de psychose et de mélancolie, et enfin la question des impulsions mélancoliques suicidaires gravissimes à l’adolescence particulièrement.

Toutefois, je tiens à préciser d’emblée que ces avancées théorico-cliniques ne doivent rien au DSM ; elles le doivent à l’analyse clinique des situations rencontrées, prises en compte  à partir des descriptions classiques de la maniaco-dépressive et des travaux psychanalytiques afférents.

I. LA MELANCOLIE DE L’ENFANT.

Lors de mon premier tour concernant la mélancolie de l’enfant, parmi les nombreux états dépressifs ou d’élation que j’avais rencontrés, il m’était d’abord difficile d’y voir quelque chose qui puisse caractériser une mélancolie ou un état maniaque tels qu’on me les avait enseignés. C’est que la plupart des états dépressifs de l’enfant ont une symptomatologie différentes de celle de l’adulte ; les dépressions masquées sont très fréquentes et sont inférées derrière des accidents, ou des états d’excitation, d’hyperactivité ou des plaintes somatiques (etc.) et cela sans tristesse franche.

Et de fait, les deux seuls cas cliniques qui m’étaient venus en mémoire où il y avait quelque chose de « typique » d’une maniaco-dépressive concernaient l’un, un enfant qui semblait catatonique, et l’autre, un enfant évoluant sous le masque de l’hyperactivité avec les rejets scolaires que ces états de THADA provoquent.

 

Voici Delsey. Je le vois pour la première fois dans la fureur et l’agitation; il m’a été amené en consultation d’urgence à la demande de son école. En effet, il a fait une crise clastique à l’école quand on a voulu limiter ses déplacements. Puis, dans un moment de retournement et pris de culpabilité, il aurait manifesté le souhait de mourir.

A l’école, depuis un certain temps déjà, il oscille entre des moments d’expansion maniaque où il est impossible à limiter dans ses fantasmes grandiloquents de toute puissance, et des moments de retournement où il menace de se suicider. Il y a bien dans ses vœux de mort un aspect histrionique et de chantage, mais la tentation de l’éjection si particulière au sujet psychotique est malgré tout présente. Malgré ses cinq petites années, Delsey a réussi à mettre son école à genoux en moins de quelques mois.

L’examen de l’enfant note sa désinhibition avec une subagitation; l’enfant monte sur le bureau, rit, plaisante. Il menace de tuer le Juge qui a ordonné son placement. Cet état submaniaque s’associe à des éléments dépressifs mélancoliformes, pleurs, culpabilité, désir de mort.
Le diagnostic d’un état mixte est alors évoqué devant l’association aux éléments dépressifs d’une hyperactivité avec humeur expansive, désinhibition, sentiment de toute puissance, ainsi que la syntonie de l’enfant, l’aspect de monstration de ses actes qui ne se retrouvent pas habituellement chez les enfants simplement hyperactifs souffrant de troubles du comportement.

Delsey est le troisième enfant d’une fratrie de trois. Ses parents se sont séparés après une période de violentes disputes auxquelles les enfants ont assisté.  Des troubles du comportement ont été notés depuis son entrée à l’école. Il se montre souvent agité et intolérant à la frustration. Ses parents prient beaucoup le bon dieu pour conjurer les forces mauvaises sur leur enfants. Ces thèmes démoniques se retrouvent dans les propos de l’enfant de manière atténuée. Il est coupable, il est méchant, il mérite de mourir; il demande qu’on le punisse, qu’on le frappe. Delsey voudrait être sage, mais il ne le peut pas. Il ne sait pas par quelle force il est possédé.

Commentaires.

*Au niveau clinique et diagnostique, la question s’est posée de différencier les difficultés de l’enfant d’un plus banal trouble hyperactif. Pour cet enfant, j’ai eu la conviction clinique à partir des éléments que j’avais, qu’il s’agissait véritablement d’un état mixte de l’enfant (à cause des éléments thymiques, pulsionnels, voire subdélirants).  Mais au-delà, se pose la question des liens entre manie (ou au moins réaction maniaque) et TDHA. S’il est bien certain que bien des hyperactivités de l’enfant constituent en fait des réactions maniaques, la structure est-elle la même et centrée autour d’une perte ? En tout cas j’ai trouvé la confirmation de tels liens dans un article de Jean Bergès intitulé « deuil et mélancolie revisités » [1]

* Une deuxième question tient au liens de la maniaco-dépressive avec le champ de la psychose en général. Ici, les éléments délirants qui affleurent, notamment les éléments mystiques et de possession démoniaque mettent en évidence les liens entre psychose maniaco-dépressive et psychoses délirantes. Ainsi pouvons-nous formuler cette hypothèse qu’un épisode maniaque ou mélancolique ne survient que sur une structure de base de la personnalité de type psychotique. Le point central et déterminant du trouble bipolaire serait alors une faille psychotique.

*En troisième lieu, l’inflexion des troubles de Delsey vers le trou mélancolique et l’élation maniaque paraît concomitante de la séparation des parents et plus précisément de la perte de son père à la vie familiale commune. Je fais ainsi l’hypothèse que cette présence du père était réellement nécessaire à l’enfant pour lui éviter cette décompensation psychotique. Car le peu de cas que sa mère faisait de son mari constituait une forclusion du Nom-du-père mais cette forclusion était compensée par la présence réelle de ce père auprès de sa femme, présence d’ailleurs marquée semble-t-il par une certaine violence, – peut-être seule susceptible d’inscrire quelque chose du tiers.

 

Voici une deuxième situation clinique susceptible de nous enseigner sur la mélancolie de l’enfant. Samy, cinq ans est amené par sa famille pour un retard de langage.  S’il passe de longs temps « à chantonner » tout seul, de fait, c’est un enfant complètement mutique qui aime rester seul. La mère a vécu un moment de désarroi important à la naissance de Samy; elle se sentait seule son mari étant souvent absent, retenu par son travail. Elle s’est dit-elle « renfermée » et désigne malgré elle Samy. Comme je lui verbalise son geste, elle dit oui c’est lui qui a payé… Il est à noter par ailleurs des phobies alimentaires et du toucher chez cet enfant pour lequel les difficultés de contact et de communication font évoquer le diagnostic d’autisme infantile précoce.

Or, au cours de la prise en charge entreprise dans un CATTP, un séjour thérapeutique est proposé aux enfants et Samy y participe. Il connaît bien les éducateurs avec lesquels il part, mais rapidement après la séparation familiale, il présente des signes de souffrance psychique.

Dans un premier temps, on note un retrait accentué de l’enfant qui ne participe à aucune activité; alors qu’il disait quelques mots, c’est le silence total. Il n’y a plus que quelques cris et même sa chanson avec laquelle il se tenait compagnie disparaît. L’enfant ne s’occupe plus, même à ses activités solitaires. Il reste debout sans bouger; il cherche un objet à saisir. Dehors, il se met prêt d’un arbre et va saisir une feuille d’une branche basse, semblant se relier de cette manière à la « mère nature ». Son immobilité inquiète de même que l’aspect décomposé de sa mimique, qui est de plus en plus pauvre. Sur son visage, une mimique de tristesse profonde apparaît ; la commissure des lèvres tombe vers le bas, le front se contracte… Le clinicien reconnaît sur le visage de cet enfant « l’oméga mélancolique » qu’on lui a appris à voir chez les adultes mélancoliques. Aux repas, s’il avait toujours eu du mal à manger étant pris de nombreuses phobies alimentaires, là il ne mange plus et ne boit quasiment plus rien. L’inquiétude s’accroît du fait que la nuit se passe apparemment sans sommeil, dans une veille calme.

Commentaires.

*Le premier commentaire de cet extrait clinique concerne l’aspect potentiellement réactionnel de la mélancolie chez l’enfant. Cette dépression profonde fait en effet là suite  à la séparation du milieu familial, à la perte d’un objet auquel il est attaché sans la médiation du symbolique. Cette perte prend dans le cas de Samy un aspect à la fois révélateur et très particulier puisqu’elle nécessite son attachement à un autre végétal, sorte de grand Autre ancestral: l’arbre et sa feuille. Ce raccordement à l’Univers est nécessaire à Samy pour exister comme partie du Tout dans ces moments où il est privé totalement de la présence de sa mère. C’est qu’il n’a pas les mots, les signifiants pour faire exister cette mère; et c’est pourquoi l’ombre portée de sa présence s’épuise vite dans son absence. Et, à ce moment-là, sa mère n’est totalement plus là, c’est-à-dire sans mots pour la dire, la représenter, la présentifier.

Or cet aspect réactionnel de la mélancolie constitue une différence majeure d’avec la clinique de l’adulte où le déclenchement de l’épisode mélancolique apparaît justement sans cause déclenchante, ce qui le différencie des dépressions réactionnelles et par exemple du deuil. Notons cependant que dans mon expérience, de nombreuses épisodes mélancoliques trouvent dans les antécédents un deuil récent, le plus souvent maternel.
On retrouve ici comme pour la situation de Delsey une perte comme cause déclenchante de la mélancolie.
Ainsi, la mélancolie de l’enfant mettrait plus en évidence cette réalité que la mélancolie répond à une perte réelle (parfois inaperçue car apparemment peu significative), quand cette perte réelle rencontre un défaut d’inscription symbolique d’un objet primordial.

* Un deuxième commentaire tient à l’existence possible, à ma grande surprise d’un lien entre mélancolie et autisme. Alors, si l’on considère que l’autisme constitue une forme particulière de psychose, nous sommes en droit de nous demandé, comme dans le cas de Delsey, si la condition préalable à tout épisode mélancolique n’est pas que le sujet ait une structure psychotique.

D’autre part,  la question des liens possibles entre mélancolie et autisme, se pose souvent comme diagnostic différentiel dans la pratique avec les bébés. En effet, ce bébé qui n’a pas de regard, qui dort mal, mange mal, est-il déprimé ou bien s’agit-il d’un trouble autistique?

*Depuis Spitz et son hospitalisme, on sait bien que des états marasmiques de l’enfant peuvent faire suite à la perte de l’objet maternant, à une carence de soins maternels qui soient satisfaisants et acceptables pour l’enfant. Dès 1945, R. Spitz décrivait sous le nom de « dépression anaclitique » un syndrome survenant au cours de la première année de l’enfant, consécutif à l’éloignement brutal et plus ou moins prolongé de la mère, après que l’enfant ait eu une relation normale avec elle. Son tableau clinique est le suivant: perte de l’expression mimique, du sourire; mutisme, anorexie; insomnie; perte de poids et retard psychomoteur global. La dépression anaclitique, qui résulte d’une carence affective partielle, est réversible. Elle cesse souvent très rapidement dès que la mère ou le substitut maternel est restitué à l’enfant. Elle s’oppose à l’hospitalisme où la séparation mère-enfant, totale et durable, peut engendrer des dégâts irréversibles (marasme, débilité). Ainsi se précise encore un peu l’hypothèse que toute mélancolie correspondrait à la perte de cette première mère-là, celle de l’enfant de moins d’un an, celle qui est irremplaçable si elle n’a pas été intériorisée, symbolisée.

II. MELANCOLIE DE L’ENFANT ET TRAUMAS PRECOCES.

Pour aller au-delà du chemin ouvert par la dépression anaclitique ou l’hospitalisme avec leur privation de l’objet maternel, je voudrais maintenant aborder le champ des carences affectives précoces. C’est qu’en effet à partir de mon expérience clinique dans le cadre de consultations ou d’accueil mère/bébé, j’ai été amené à prendre en considération certains manques maternels comme générateur de failles dans la subjectivation, et potentiellement d’aboutir à des sujets, certes carencés affectifs, mais dont la structure fragile de la personnalité paraît franchement psychotique ou au moins  borderline, si l’on admet la validité structurale de ce concept.

Or dans le cadre de ces dites carences affectives, les événements qui ont souvent l’effet le plus pernicieux sont des événements traumatiques occasionnant, du fait des séparations, des discontinuités dans les liens avec les autres secourables, la mère en l’occasion le plus souvent. De plus, il existe aussi des traumas qui passent facilement inaperçus et qui ont des effets potentiellement encore plus destructeurs, et que plusieurs auteurs ont qualifiés de traumatismes négatifs.Ces traumatismes négatifs, ce sont fondamentalement des événements, des actes, des comportements qu’un enfant, un bébé attend et qui ne se produisent jamais, le laissant désespérément dans l’attente d’une aide. La mère ne perçoit pas les besoins et demandes de l’enfant et les laissent sans réponses, ou dans des réponses inadaptées ou à contre-temps. Pour l’illustrer, il faut reprendre ici les situations cliniques évoquées par exemple dans mon travail « Les traumas précoces comme cause possible de psychose » présenté aux journées de l’EPEP en 2015.

Et, à mon sens, c’est bien sur ce terrain que se développeront ultérieurement différentes pathologies de l’enfant, de l’adolescent ou de l’adulte, dont notamment des épisodes mélancoliques.

III. RAPTUS MELANCOLIQUES ET ADOLESCENTS BORDERLINE

Alors pour faire un dernier pas à partir de ces pathologies générées par les carences affectives et ces traumatismes précoces de l’enfance, je veux en venir maintenant à la question de suicides très violents chez des adolescents au décours de ce qui apparaît comme des raptus mélancoliques.

Au départ, cette question m’est venue de mon inquiétude et interrogation concernant les cas d’adolescents se défenestrant à la suite de déconvenues scolaires qui apparaissaient parfois comme minimes, comme le ratage d’une composition, une mauvaise note. C’est ainsi qu’en prenant appui sur la pièce de Wedekind, l »‘Éveil du printemps », ainsi que les commentaires psychanalytiques à laquelle elle a donné lieu, que j’ai pu avancer sur cette question.

Dans cette pièce tragique de 1890 décrivant un ordre bourgeois où les tabous sexuels renforcent la difficulté en soi d’être adolescent, trois personnages essentiels animent le devant de la scène. D’abord, deux garçons, Melchior et Moritz conversent sur la sexualité, les rapports entre les sexes. Moritz, au-delà de ses inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité, et peut-être en relation avec elles, est en proie au drame de ne pas répondre à l’attente de ses parents de bien réussir à l’école. Leur amie Wendla est, elle aussi, touchée par l’éveil du printemps. La jeune fille suit surtout son cœur et le désir qu’elle éprouve pour Melchior, se livrant à lui dans une attente ouvertement masochiste. Quand Moritz est recalé à son passage en classe supérieure, il se suicide d’un coup de pistolet. Moritz réapparaît comme un fantôme devant Melchior venu dans le cimetière où il est enterré. Il essaie d’entraîner son ami tourmenté dans l’insouciance et le détachement de la mort. Melchior hésite à suivre Moritz dans la mort. Apparaît alors un homme masqué qui propose à Melchior de se confier à lui et lui fait la promesse de l’accès aux jouissances de la vie.

Pour ce travail, je m’attacherai plus particulièrement au destin tragique de Moritz qui se suicide après l’échec de son examen en classe supérieure.  notamment en m’appuyant sur le commentaire qu’en ont fait Freud et  Lacan.  Dans son commentaire, Freud s’appuie sur les propos de Moritz concernant l’histoire de « la reine sans tête » qui se marie avec un Roi à deux têtes et dont le magicien implante alors la plus petite des têtes sur la Reine. Voici ce que Moritz en dit : « quand je vois une jolie fille, je la vois sans tête – et alors moi-même, tout à coup, je me fais l’effet d’être une reine sans tête… » .
*Freud pointe alors que le suicide de Moritz tient à ce fantasme de la Reine sans tête. Pour lui, (je cite) « la femme fantasmée sans tête se trouve …anonyme;

Moritz, poursuit-il, est si l’on peut dire encore trop timide pour aimer une femme bien précise. »

« Enfin,  précise-t-il, quelqu’un ‘qui n’a pas sa tête’ est dans l’incapacité d’étudier, et c’est précisément cette incapacité qui torture Moritz. »

*Lacan quant à lui rappelle l’articulation du langage à la sexualité pour tout humain ce qui a pour conséquence que pour tout sujet son monde, la réalité dans laquelle il vit est non  seulement colorée mais aussi unifiée par son fantasme comme un « tout ». C’est ainsi que, nous dit-il, « Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà… associant ainsi le suicide de Moritz à la position d’exception qu’il tient par rapport à la castration symbolique. Moritz semble ainsi tenir une position féminine dans ce qu’on appelle les quanteurs de la sexuation : Pas Ɐ x Φ x, et il poursuit: « C’est au royaume des morts que  ‘les non-dupes errent’ », faisant ainsi référence à ce qui caractérise la psychose, à savoir la forclusion du Nom-du-Père.
Lacan paraît donc interpréter le suicide violent de Moritz par la conjonction d’une identification féminine, -telle qu’elle apparaît bien notée aussi par Freud dans l’histoire de la reine sans tête, avec une structure psychotique avec forclusion du Nom-du-père.

D’une certaine façon, Moritz recule au franchissement vers une sexualité adulte. Et l’on sait le nombre non négligeable d’adolescents qui décompensent d’une manière psychotique, « s’éclatent », après un premier coït. C’est certainement que cette expérience du coït nécessite pour les êtres parlants d’être au clair dans leurs identifications sexuelles, et aussi qu’un signifiant majeur comme celui du Nom-du-Père ne soit pas forclos.Voilà ce que signifie son :  » Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà » conjoint au « C’est au royaume des morts que  ‘les non-dupes errent’ ».

A ce point apparaît une conséquence logique majeure. A savoir que, pour ceux qui se trouvent dans une situation d’exception, de « pas tout » par rapport au phallus, il est nécessaire  que cette position dite  « féminine » d’exception ne se redouble pas d’un trou signifiant autour du Nom-du-père. Sinon, dans ces cas, un échec, même minime, qu’il soit scolaire ou avec l’autre sexe  peut produire des raptus mélancoliques suicidaires  mortels. C’est probablement dans les passages symboliques que l’échec est dans ces cas le plus dévastateur : échec du passage à la classe supérieure, au lycée ; ou bien passage au devenir homme d’un premier rapport sexuel..

Pour conclure, il nous faut rappeler ce que la mélancolie de l’enfant nous apprend. A savoir que les épisodes mélancoliques ou maniaques ne  sont que des modes possibles de décompensation d’une psychose pré-existante, au sens structural du terme, c’est-à-dire possiblement sans expression clinique franche comme pour une psychose dite blanche.

Que d’autre part, une perte réelle est le déclencheur de l’accès mélancolique. Cette perte réelle qui a cet effet néantisant a souvent trait à quelque chose du maternel. Mais il peut aussi s’agir d’une perte apparemment tout à fait mineure, qui n’a un effet dévastateur que par ricochet et eu égard à un « insymbolisé », à une impasse dans la structure psychique.

Enfin, et au titre de la prévention du suicide des adolescents, il nous faut prendre en compte ce fait clinique majeur car il en va de la vie de certains adolescents. A savoir que des adolescents présentant des failles narcissiques évoquant une structure psychotique, même discrète, non décompensée, et présentant par ailleurs une position dans leurs identifications sexuelles plutôt du côté du « féminin », sont des sujets qui peuvent présenter des sortes de raptus mélancoliques avec passage à l’acte suicidaire dans leur rencontre avec les épreuves de la vie, épreuves que d’autres franchissent sans encombres.


[1]             Jean Bergès, « Deuil et mélancolie revisités », Journal français de psychiatrie 2006/3

               (no 26), p. 3-4.

« Etude de cas »

Etude de cas

Xavier Lallart et Pierre-Henri Castel

  

INTRO :

-         Lorsqu’EVE est née, il y a 16 ans ( ? ), nous avions déjà organisé une journée sur les PMD, nous penchant plus spécialement sur certaines formes de symptômes et notamment sur la formation des délires. Aujourd’hui, notre étude va se porter, alors que les tableaux cliniques ont peu changé, sur la manière actuelle de comprendre ce trouble de l’humeur, faisant davantage appel à des conceptions biologiques. En effet, les troubles touchent les deux pôles opposés de l’affect. La même personne alterne d’un pôle à l’autre, plusieurs fois dans sa vie et ces épisodes sont traités par des molécules qui, soit inhibent, soit favorisent, la sécrétion de neuromédiateurs.

-         Cette pathologie qui touche l’affect, dépend naturellement des relations affectives que nous entretenons avec l’autre. Cette relation peut faire la pluie et le beau temps, peut provoquer un excès de gaité ou un excès de tristesse.

-         Le cas que nous allons présenter va illustrer ces deux tableaux, pour ne pas dire ces deux pôles, et vont montrer qu’ils sont liés à des relations affectives, à la présence physique de l’autre, qui a donné une consistance subjective à la patiente. L’originalité de ce cas réside aussi sur le choix de cet objet de l’amour perdu.

Histoire de la maladie.

-         Mme FP a été hospitalisée en SDT une première fois il y a 20 ans pour un épisode maniaque assez atypique. Cette femme de 36 ans, professeur de biologie en terminale, arrivait dans le service très excitée, voire assez agressive verbalement, protestant contre le mode de placement. De corpulence et de tenue sportives, cheveux courts, voix féminine dans les tonalités graves, elle déambulait dans le couloir exigeant sa sortie. Le premier entretien ne fut pas facile, le contact était rude. Elle nous accusait de ne pas nous rendre compte de ce qui se passe dans les écoles et que nous étions irresponsables de la garder ici alors que des enfants étaient victimes de pédophilie pour lesquels elle devait intervenir. Les collègues et le directeur du lycée se montraient scandaleusement indifférents à ses signalements, d’après ses dires. Elle paraissait révoltée et usait d’ironie dès que nous voulions recentrer son discours sur ses troubles. Nous apprenions qu’elle ne dormait plus depuis plusieurs jours et passait son temps à rédiger des lettres, des pétitions, voulait faire des démarches auprès de la mairie, voulait mobiliser ses collègues, se scandalisait de la lâcheté de son directeur et de l’apathie ambiante devant des drames que subissaient les enfants. Une collègue proche l’avait accompagnée aux urgences, avec sa mère, pour lui faire accepter l’hospitalisation qui se solda par un SDT puisqu’elle s’y opposait.

-         Les jours suivants, elle restait revendicatrice, mais commençait à communiquer avec les autres patientes. Nous notions toujours de nombreux symptômes dans le registre maniaque : agitation psychomotrice, fuite des idées, ironie, sarcasmes, quelques jeux de mots qui la faisaient sourire, humeur exaltée sur des thèmes militants contre les hypocrites, les lâches, les incompétents, les pervers. Elle critiquait surtout les hommes qui s’autorisaient à jouir d’un pouvoir dans la société, qui siégeaient à un poste de responsabilité mais sans l’exercer vraiment. L’ensemble de son discours n’était pas construit de façon logique, parfois nous la trouvions confuse dans ses idées et nous avions du mal à suivre le fil de sa pensée ; par exemple on ignorait l’objet de ses constatations qui la poussait à dénoncer des actes de pédophilies.

-         Sur le plan de l’humeur, nous ne retrouvions pas de gaité franche, ni d’euphorie. Il lui arrivait de rire, de sourire, de s’adonner à des jeux de mots par assonance, mais ces moments de ludisme ne duraient pas. Par contre, elle s’attribuait une place de meneuse dans les groupes, et son enjouement se situait surtout dans le registre de la moquerie caustique, la raillerie, le sarcasme. Pendant presque une semaine elle a gardé une logorrhée inépuisable et une tachypsychie. Ses propos avaient perdu parfois la censure, ce qui contrastait avec l’attitude de prestance qu’elle voulait afficher au départ. Elle se mêlait de tout ce qui se passait dans le pavillon et se permettait de donner des directives aux infirmières. Elle arrivait à se lier à des femmes hospitalisées plutôt fragiles, dépressives, et elle leur donnait des conseils pour aller mieux. Elle restait hautaine avec nous et acceptait mal nos conseils, nos prescriptions et, en fait, notre pouvoir.

-         Nous constations donc un épisode maniaque, avec les signes habituels : d’agitation, de désinhibition, de fuite des idées, de logorrhée, de tachypsychie, d’idées mégalomaniaques, de traits sarcastiques et ironiques, des jeux de mots et parfois des associations inattendues, du coq-à-l’âne. Par contre l’euphorie n’était pas présente au long terme, les idées délirantes révélaient qu’elle se sentait investie d’une mission de dénoncer, de corriger, de tancer comme avec ses élèves, les déviations de la société contemporaine. Ce délire l’élevait à une place d’autorité mégalomaniaque, c’est elle qui voyait ce que personne ne voulait reconnaître par lâcheté. Mais ce délire avait aussi une composante persécutive, paranoïaque, le mal était partout et corrompait les moeurs.

-         Au fur et à mesure de nos entretiens, et de l’acceptation du traitement, l’humeur devenait plus labile, nous avions souvent l’impression qu’un état mixte prenait le relai. Petit à petit, elle nous donna des renseignements sur sa vie personnelle. Homosexuelle, inclinaison qu’elle situait très tôt dans sa vie, elle s’était séparée assez récemment d’une femme avec qui elle avait vécu pendant 10 ans. Elle décrit cette femme comme « folle », perverse, voire « démoniaque ». Pendant leur vie commune, elles avaient eu recours toutes deux à des FIV, avec un couple d’homosexuels hommes. Elle n’est pas arrivée à « tomber » enceinte, mais sa compagne a mis au monde un fils. A l’époque de cette hospitalisation, il avait environ 7 ans. Nous comprenions progressivement qu’elle avait mal supporté la séparation avec son amie, mais surtout elle avait été profondément blessée par l’accaparation exclusive de l’éducation de ce fils par la mère biologique officielle. Elle a ressenti comme un arrachement cette rupture avec son fils. En réalité, elle avait été rejetée par sa compagne et avait perdu, du même coup, sa place de mère « tacite », cette place illégitime, ou non reconnu symboliquement, socialement. Elle se trouvait incapable de se défendre contre cette injustice. Elle avait été brutalement disqualifiée. Le scandale de la pédophilie à l’école représentait un déplacement du scandale du rejet de la place de mère qu’elle se sentait en droit de revendiquer. Les deux couples qui avaient formé un quatuor cohérent dans ce projet commun de parentalité, se sont séparés par la suite et chacun a repris sa route en solo. La mère de l’enfant s’est mariée officiellement avec une autre femme qui a pris la place de notre patiente, ce qui l’a torturée de jalousie. Le père a sombré dans l’alcool et en est mort en 2011. Le compagnon de ce père n’a plus donné signe de vie.

-         Dans sa biographie familiale nous retrouvions une mère assez possessive mais paradoxalement de contact froid, disait-elle à cette époque, alors que depuis son décès elle en parle comme d’une mère aimante et très présente pour la soutenir. Elle avait perdu son père qui était pharmacien (dentiste), comme la mère, mais il buvait et s’était montré violent avec sa femme. Elle s’est sentie peu aimée par son père et elle-même en retour, elle le méprisait à cause de ses agissements envers son épouse. Elle a une sœur avec qui elle ne s’entend pas ; elle la décrit comme une écervelée, égoïste, agressive de surcroit, et honteusement inaffective avec leur mère.

-         Lors de
cette première hospitalisation, progressivement son humeur devint instable, puis mixte, et enfin vira franchement à la dépression, ce qu’on désigne classiquement comme une inversion de l’humeur. Et nous constations, encore une fois, que la manie n’était que le masque de carnaval d’une profonde tristesse mélancolique. Cette douleur atroce de « perdre ainsi un enfant », de perdre son statut de mère, d’être rejetée hors de sa famille, avait profondément atteint son image narcissique. Une sorte de mort psychique du sujet qui a perdu son élan vital. Cet état mélancolique est apparu très tenace, résistant aux premiers traitements antidépresseurs. Elle resta hospitalisée environ 8 mois et la sortie fut décidée avec toutes les précautions requises : la présence d’un entourage bienveillant, affectif (sa mère, deux amies), un suivi hebdomadaire au CMP avec le Dr XL, le maintien d’un traitement efficace avec du lithium entre autres médications.

-         Elle retrouva une forme de stabilité. Elle put reprendre son travail, fut bien soutenue par son entourage, recommença à faire du sport (tennis en compétition dans son club), de la photo, … Devant cette amélioration, elle demanda un allégement de son traitement. Au retour des grandes vacances elle m’annonça qu’elle allait bien, elle avait rencontré une femme qui habitait d’ailleurs dans son immeuble et elle participait toutes deux à des compétitions de tennis. Elle m’annonça qu’elle voulait distancier nos consultations, gardant un traitement léger que son généraliste allait gérer et elle s’était engagée à faire une psychothérapie.

-         Quatre ans se passèrent apparemment bien grâce à cette nouvelle idylle. Puis, un jour, nous apprenions qu’elle avait fait une tentative de suicide grave en absorbant des médicaments très toxiques qu’elle avait su accumuler méthodiquement. Le réanimateur nous expliqua qu’ils avaient réussi à la sauver de justesse de la mort, grâce à un nouveau médicament qui était sorti récemment sur le marché. Nous retrouvions donc en SDT cette patiente avec un tableau franchement et typiquement mélancolique. Elle ne cessait de dire qu’elle voulait mourir, qu’elle se sentait mal tout le temps, une douleur physique lui transperçait le thorax, elle ressentait un vide intérieur, elle n’avait plus aucun intérêt à vivre. Elle précisait que nous n’arriverons pas à la soigner, le mal s’était installé définitivement. Elle restait abattue sur une chaise dans le pavillon, ne parlait à personne et gardait un facies sombre. Le discours était très pauvre, monotone, répétitif. Elle ne finissait pas ses phrases et cherchait ses mots. Elle, qui avait acquis une bonne culture générale et qui s’exprimait facilement, ne savait plus faire des phrases complètes et utilisait très fréquemment des mots valises : comme « machin » pour remplacer le mot qui ne lui venait pas. Elle ne faisait plus aucun effort, non seulement dans la pensée et le discours, mais aussi dans la tenue qui était devenue plus confortable qu’élégante. Elle prenait un style plus masculin et négligé. Cet état mélancolique dura longtemps, nous ne pouvions plus la faire sortir tellement elle restait fragile et le médecin de son travail fut obligé de lui proposer de la mettre en longue maladie. Pour reprendre son poste, elle devait voir un expert. Après plusieurs traitements, pourtant à fortes posologies par rapport à nos habitudes, nous nous sommes vus contraints de lui proposer des ECT Electro-Convulso-Thérapie, à l’époque elles se pratiquaient à Sainte Anne. Après un mois de traitement, elle retrouva une humeur adaptée et stable. Elle fut à nouveau suivie au CMP et le médecin expert, avec qui nous échangions des avis, lui permit de reprendre son travail après environ un an et demi d’arrêt. Cette fois-ci encore, elle retrouva une vie active, sociale avec des loisirs. Après plusieurs années, les relations avec son amie se gâtèrent. Elle était devenue jalouse, car cette jeune femme avait gardé beaucoup d’attraits et comptait bien s’en servir. Notre patiente lui fit des crises de jalousie assez retentissantes dans l’immeuble ou dans les cercles d’amies. Une fois même le soir au CMP lorsque je la recevais en consultation tard après son travail, elle fut saisie d’une crise d’angoisse, de désespoir au point d’annoncer qu’elle allait se suicider si son amie ne venait pas la chercher. Au téléphone devant moi, sur un ton péremptoire, elle la somma de rappliquer au plus vite. Ce chantage au suicide n’était pas vain, malgré cette scène manifestement empreint de manipulation. L’amie arriva mais montra une véritable lassitude et reconnut devant elle qu’elle était épuisée par toutes ces crises, par ces scènes de jalousie, par ces mises en avant de sa maladie pour la tyranniser. La patiente pour décrire le caractère de son amie, reprenait les mêmes termes qu’elle avait utilisé pour sa première compagne : diabolique, perverse, folle, …

-         Elle fut à nouveau hospitalisée suite à cette nouvelle rupture. L’hospitalisation dura encore longtemps et nous avons eu encore recours aux ECT pour la faire sortir d’un nouvel épisode mélancolique. Un expert fut désigné à nouveau pour une prochaine reprise du travail.

-         Après avoir vendu la maison secondaire familiale, dans laquelle elle invitait de nombreuses amies qui ne se sont plus manifestées après la vente, elle voulut acheter un grand appartement, tout en gardant le sien. Cet achat démesuré et inutile la plongea dans des difficultés financières. Un épisode mixte, cette fois-ci, fut l’occasion d’une nouvelle hospitalisation. Celle-ci fut plus brève et aboutit à une mise sous curatelle et un cousin, apparemment bienfaiteur, fut désigné comme curateur. Le comble de cette situation, était que nous avions appris par la suite qu’elle était donc sous curatelle, mais elle était aussi, nous l’ignorions, curatrice de sa mère qui commençait à vieillir et ne pouvait plus gérer ses biens.

-         Une dernière hospitalisation survint récemment, en 2015, un peu moins de deux ans après le décès de sa mère. Cette mort fut vécue comme un nouvel effondrement dans sa vie. Elle l’avait soignée à domicile avec un dévouement rare après une hospitalisation pour un AVC. Malgré ces soins attentifs et permanents, elle s’est sentie atrocement coupable. Depuis, un vide pesant s’est installé, elle a perdu tout élan vital, elle s’est désintéressée de son travail qu’elle vivait comme un enfer, et se plaignait d’être harcelée, elle déclarait qu’elle faisait un « burn-out ». Elle avait perdu toutes ses amies qui se lassaient de la voir se plaindre, car elle ne pouvait pas s’empêcher de geindre. De plus, elle n’avait plus rien à dire en société. Elle se sentait mal quand elle était seule, elle se sentait mal lorsqu’elle était entourée. Elle maintenait un discours de dévalorisation, d’incapacité. A nouveau, elle s’est faite hospitaliser malgré un peu de réticence. Ne voulant plus rester à Ville Evrard, elle fut orientée en clinique et le Dr Jean l’a prise en charge. Des séances d’ECT lui permirent de recouvrer partiellement une humeur stable, mais elle avait gardé des idées de revendication et finit par demander sa sortie. Son état resta fragile, elle soutenait fermement qu’elle s’ennuyait parce qu’elle ne travaillait pas et seule, pensait-elle, sa reprise permettrait d’aller mieux. Ainsi, elle exprimait une dénégation de sa maladie dépressive, rationalisait la survenue de cet état par l’inactivité professionnelle. Au bout de plusieurs mois, avec l’aide de son médecin du travail, elle retrouva un expert qui lui accorda une reprise à temps partiel. Malgré cette reprise qui généra beaucoup d’angoisse, elle constata elle-même que le travail ne la guérissait pas de cette mélancolie structurelle. Son discours était devenu très répétitif, avec des ponctuations stéréotypées ; elle scandait les phrases par de nombreux « oui » en hochant la tête, utilisait des mots valise comme « machin ». Elle livrait chaque semaine, avec une monotonie mélancolique, les mêmes litanies courtes, sur son état de tristesse et de vide intérieur. Sa solitude lui semblait infinie, elle ne voyait plus personnes, les gens se détournaient d’elle et lorsqu’elle les voyait, elle ne trouvait rien à leur dire, les conversations tombaient.

-         Cependant, pendant un certain temps elle allait assez régulièrement à Agora Hôpital de Jour, s’était inscrite à un club de photo et continuait à travailler. Seul, son intérêt se portait sur son « fils adoptif », qui après avoir déserté l’école prématurément, après avoir fait quelques frasques, après avoir consommé du cannabis, avait eu le projet d’être DJ. Pour récupérer son affection, ou sa présence, elle lui acheta le matériel, puis participa à lui trouver un studio. Elle avait essayé de garder une relation affective maternelle par ces aides matériels. Il a fini par travailler quelque temps grâce aux relations de sa mère biologique.

-         Ce cas nous incite à soulever plusieurs points sur ce trouble affectif. L’état maniaque s’est déclenché par la rupture avec sa compagne, qui lui a refusé brutalement le statut de « mère » pour leur fils. On peut se demander quelles ont été les pensées de cet enfant devant la présence de ces deux mères qui rivalisaient pour garder l’affection exclusive. Elle n’a jamais pu être officialisée « mère » et la mise à distance, la disqualification, ont été pour elle une forme de meurtre subjectif psychique. Contre cette agression injuste, elle s’en est défendue par un accès maniaque et angoissant, teinté de paranoïa, où elle ne pouvait tolérer sans rien dire, d’abandonner son fils dans un milieu « perverti ». L’éducation accordée par la mère biologique semblait, à ces yeux, critiquable, suspect. Elle revendiquait la bonne manière de l’éduquer. Ce thème était déplacé d’une manière délirante sur le comportement de ses élèves, victimes eux aussi, pensait-elle, de ces éducations permissives ou démissionnaires des parents. En réalité, elle était meurtrie, blessée, par l’absence d’inscription symbolique de son statut de mère qu’elle revendiquait. Les états mélancoliques aigus successifs ont toujours été déclenchés par des ruptures affectives : séparation avec la 2ème compagne, le décès de sa mère. Après ce décès, des idées pseudo-délirantes de culpabilité sont apparues, avec un fort sentiment de dévalorisation. Là encore, sans la présence soustenante d’un tiers, elle s’effondre, son existence devient vide, l’ennui la gagne et ce qui reste de l’image narcissique flétrit. On ne peut pas s’empêcher de reconnaître chez elle un état psychotique ; non seulement par la clinique de ces états aigus avec les délires qui sont un message codé d’une réalité douloureuse, quasi meurtrière ; mais aussi par cette absence d’inscription symbolique de son existence. Rejetée ou délaissée par un père violent, sans doute étouffée par une mère intrusive mais finalement assez froide, recherchant à travers une semblable un soutien narcissique qui dérapait inexorablement, elle ne pouvait se soutenir ou se structurer narcissiquement. Ces ruptures étaient sans doute liées à la relation exigeante, peut-être fusionnelle, qu’elle instaurait avec ses compagnes et qui devenaient au long cours insupportables pour elles.

-         Cécile Simon qui la suit en psychothérapie au CMP pourra vous donner un éclairage sur d’autres aspects de cette patiente et aussi elle pourra vous apporter des éléments plus récents.

Cécile Simon

 Mme P. était déjà suivi auparavant au CMP par une psychologue partie à la retraite.

Deux temps dans son suivi psychothérapeutique:

-        une 1ère période qui a duré de 2007 jusqu’à son hospitalisation en 2009 pour un accès maniaque. A ce moment, l’arrêt des séances a été concomitant au moment où j’allais m’arrêter pour un congé maternité.

-        et une 2nde après une longue hospitalisation dans un moment mélancolique après le décès de sa mère, en 2013.

Le Docteur Lallart qui a été son médecin pendant plus de 15 ans, lui suggère une reprise des séances avec moi, ce qu’elle accepte sans se poser de questions et donc sans revenir sur la longue période d’interruption de 2010 à 2013.

Sans trop m’attarder sur cette première phase de rencontre avec Madame P., je voudrais avancer l’idée qu’à l’époque ce que je sentais poindre dans son discours relevait davantage d’une revendication paranoïaque.

Elle sort d’une relation de 11 ans avec sa compagne, mère d’un garçon. Elle vient me voir dans ce contexte de rupture difficile. Cette compagne ne s’est jamais intéressée à elle m’explique-t-elle, tout en étant, quant à elle, dans un discours répétitif, obsédant quant au fait que cette femme était folle, manipulatrice, perverse (me faisant douter par moment d’une structure obsessionnelle) et insistant sur son statut de victime auprès d’elle. Ainsi à ce moment, il ne m’était pas aisé de m’y retrouver quant à ce diagnostic de PMD.

La lecture du texte de 1912 de Karl Abraham « Préliminaire à l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et de ses états voisins » dans les Œuvres complètes, montre justement la proximité entre la PMD et la névrose obsessionnelle quant à (je cite) « une disposition hostile excessive (pour la PMD) de la libido, autrement dit une haine excessive réprimée. Pour Abraham, reprenant Freud, c’est le mécanisme de projection qui va différencier les choses. L’incapacité d’aimer du mélancolique va s’inverser  «  cette haine, dit il, concerne d’abord les plus proches parents, puis elle se généralise. Elle peut s’exprimer comme suit : je ne peux aimer les autres ; je suis obligé de les détester. De cette perception intime déplaisante naissent les sentiments d’insuffisance si grave de ces patients. Lorsque le contenu de cette perception est refoulé et projeté au dehors, le sujet en arrive à se croire non pas aimé mais détesté par son entourage. D’abord par ses parents puis par un cercle plus large »

. Fin de citation p. 218.

La description continue mais ce qui me semble intéressant, même si insuffisant pour décrire la psychose maniaco-dépressive dans son ensemble, sont les émanations projectives d’un délire paranoïaque dans les propos de cette patiente, repérables notamment dans la jalousie projetée sur sa sœur aînée, décrite comme la préférée de la mère, dans le 1er temps de la psychothérapie. Dans le second temps du suivi, après de nombreuses hospitalisations, et une phase mélancolique longue, ces propos auront plutôt disparu (hormis les propos très négatifs sur la sœur dont elle se plaint qu’elle et sa mère ont été les victimes de ses maltraitances notamment durant toute l’hospitalisation de la mère qui a conduit à son décès ) pour laisser place à un discours répétitif autour de la difficulté à être seule, à n’avoir plus de famille, à être abandonnée de tous.

Ce dont ne parle pas encore Abraham dans le texte de 1912 et sur lequel Freud insistera, c’est de la question du narcissisme bien présente pourtant dans la mélancolie comme nous allons tenter de la saisir ensuite.

Quelques mois après le début de nos séances, je perçois davantage la tonalité mélancolique des propos de Mme P. qui exprime alors plus directement son sentiment d’inutilité, d’infériorité par rapport à tout son entourage, une profonde auto-dépréciation s’installe. Et dans le même temps qu’elle s’enfonce dans ce type de discours, je la sens également me défier, rejeter sans appel chacune de mes interventions, qui ne valent rien visiblement pour elle. Pourtant, tout comme aujourd’hui, elle sera là  à toutes les séances que je lui propose jusqu’à un nouvel accès maniaque en 2009 donc.

Je la visiterai une fois aux Tamaris avant de partir pour un congé maternité.

La maternité est un point important (même si à l’époque je n’en avais pas autant mesuré l’impact sur elle) faisant l’objet dans le 2 nd temps de notre rencontre, d’une insistance quand elle viendra énoncer un désir d’être mère alors qu’elle était en couple avec une femme plus jeune et qu’elles ont décidé d’avoir un enfant (Stanislas, âgé actuellement de 23 ans)
Le protocole de FIV n’ayant abouti que sur des échecs pour elle, c’est alors sa compagne qui a pris le relai et est tombée enceinte.

L’impossibilité de concevoir, de porter cet enfant et l’accueil d’un bébé dans ce couple homosexuel à 4 constitue un point de départ de la réflexion autour de sa décompensation.

Nous mettant sur cette piste, dans ce temps de la reprise des séances, en 2015, après la perte de sa mère, elle suggère l’idée que c’est la contrainte à abandonner la procréation médicalement assistée (et donc contrainte à renoncer aussi à un statut identificatoire de mère) qui constitue le point de départ de sa maladie même si, précise t-elle « la maladie devait être là avant ».

Et même si nous savons qu’à ce moment là c’est l’enfant qui a été perdu pour elle, ce qu’on ne sait pas c’est ce qui a été perdu.

A l’arrivée de Stanislas, s’est actualisée une déception face à l’investissement sur un objet d’amour. Elle vit cette naissance comme une perte irrémédiable mais de quelle perte s’agit il ?  Probablement de la perte d’un objet de substitution à la perte fondamentale 1ère, substitution qui pourtant lui est rendue impossible. C’est pourquoi, l’identification  mélancolique à l’objet perdu sera la voie utilisée par la patiente à partir de là. L’objet est perdu et pour se protéger de cette perte, face à laquelle aucun objet ne peut venir se substituer le mélancolique s’identifie à l’objet rejeté.

 Pour reprendre textuellement les propos de Freud dans son texte de 1915, publié en 1917, Deuil et mélancolie «  le résultat (de cette déception donc) ne fut pas celui qui aurait été normal, mais un résultat différent. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé mais la libido, libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné » (p .156)

L’identification narcissique suppose donc l’abandon de l’investissement de l’objet. L’ambivalence est au cœur du conflit ;  c’est alors la pulsion sadique qui va, selon Freud, toujours s’imposer. Je le cite « La torture que s’inflige le mélancolique qui indubitablement lui procure de la jouissance ». Une jouissance où fait défaut le phallique puisqu’il s’agit comme telle d’une érogénéité de la pulsion de mort.

Il s’agit de cette célèbre formule de Freud toujours « l’ombre de l’objet qui tomba sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné ».

Il me semble que Mme P. décrit un moment d’identification à l’objet rejeté, quand elle est à la maternité avec sa compagne et le bébé et que la famille de la compagne arrive. Elle se sent littéralement éjectée de cette scène entre la mère et l’enfant.

Quelle place a t-elle alors auprès de cet enfant ? Cette question du « que suis je pour lui ? »la renvoie à celle du « que suis je pour ma mère ? » et à sa demande incessante d’amour à l’endroit de sa mère. S’agissant de Stanislas et de sa place dans son désir, elle dit « je ne suis pas sa mère, il fait la différence entre sa mère et moi, il est attiré par le luxe, elle a beaucoup d’argent » ou plutôt même, elle affirme par la négative « je ne suis rien, je n’ai pas d’existence aux yeux des autres, plus particulièrement aux yeux de Stanislas », « je suis son subalterne ».

Cette question  vient  réactualiser la place qu’elle a dans le désir de sa mère, question essentielle qui introduit au symbolique de la chaine signifiante et à quoi le sujet va pouvoir identifier son propre désir, réglé sur le désir de l’Autre. Pourtant dans le cas de la mélancolie, cela n’a pas été permis par l’entremise de l’Autre.

Lacan, dans son séminaire sur l’Angoisse, leçon X, affirme « nous ne sommes en deuil que de personnes dont nous pouvons dire j’étais son manque », s’assurant par là une place dans le désir de l’Autre.

(elle se souvient très bien, trop bien même, de la rage s’emparant d’elle lorsqu’elle voulait se soustraire aux visites à la famille maternelle parce qu’elle savait qu’à ce moment chaque dimanche là bas, elle ne comptait plus pour sa mère qui privilégiait sa famille et les laissait la critiquer ouvertement et la mettre de côté. On la renvoyait à sa ressemblance à son père, jamais accepté par la famille maternelle).

Dans la mélancolie, l’identification phallique permise par la métaphore paternelle, s’imaginer être le phallus de la mère, ne s’est pas produite.

Mme P., dans ce moment mélancolique interminable où elle n’arrive pas à faire le deuil de sa mère, me semble envahie par la jouissance maternelle  qui l’empêche d’aller s’identifier ailleurs.

« Si « der Schatten », l’ombre, cette opacité essentielle qu’apporte dans le rapport à l’objet la structure narcissique, est surmontable, c’est pour autant que le sujet peut s’identifier ailleurs » nous dit Lacan, dans le séminaire Le transfert en juin 1961 p.440.

Dans la logique de l’identification, s’imaginer le phallus de la mère va soutenir la construction de l’image de soi (du moi idéal) et faire entrer le petit sujet dans la logique de la demande et du désir, donc dans la rencontre avec l’Autre, et le fait entrer dans le rapport avec le désir de l’Autre. C’est précisément cela qui fait aussi défaut dans la mélancolie.

De n’être rien pour l’Autre, Mme P. tente de trouver là, à défaut, une identité « d’ombre » de la mère, semblant d’identification imaginaire, susceptible de la contenter. Elle n’arrive pas à la cheville de cette mère mais en restant dans son ombre elle peut quand même essayer de lui ressembler. Elle essaie d’être comme elle; bonne cuisinière, aller se cultiver au cinéma, au théâtre, dans des sorties, pratiquer le même sport que sa mère… mais dans tout cela, elle n’y est pas vraiment, voire pas du tout.

Durant la 1ère période des séances, je vous disais qu’elle parlait beaucoup de la femme avec qui elle a vécu 11 ans et qui avait un enfant et la décrivait comme perverse. Avec la psychologue précédente me racontait elle, elles avaient essayé de comprendre  l’attachement à cette femme en interrogeant le lien à sa mère. Mais « bof.. » disait elle à l’époque, « ma mère ne s’est jamais montré très affective », elle n’a pas vu la souffrance de ses filles. Sa mère n’était pas dans la parole, ce que précisément elle reprochait à cette ex compagne.

Elle semblait alors assez peu proche de sa mère, encore moins de sa sœur dont l’état de santé psychique préoccupait plus la mère.

C’est un revirement total dans son discours qui va s’opérer lors de cette 2ème phase de reprise de la psychothérapie où là elle ne va cesser d’encenser sa mère, la porter aux nues, ne lui arrivant pas à la cheville, cette mère d’une intelligence, d’un savoir vivre inégalable à ses yeux, et sur ce point son discours va venir se mélancoliser : elle est la 1ère coupable de son décès.

Dans son propos dithyrambique sur sa « maman » comme elle se met à l’appeler alors, il me devient évident d’entendre une tentative forcenée de s’identifier à cet objet idéalisé mais perdu, non séparée qu’elle est de la jouissance maternelle.

Mme P. s’est faite la soignante acharnée de sa mère jusque dans la décision finale auprès des médecins, décision dont elle s’accuse comme étant responsable de la mort de sa mère (quand à l’hôpital l’équipe médicale lui a demandé son avis pour réanimer sa mère en cas d’une autre attaque cardiaque, elle a énoncé la sentence : pas d’acharnement thérapeutique ).

Pour autant elle s’accroche à cette idée qu’elle a toujours été proche de sa mère et sa mère d’elle dans les moments de décompensation comme si elle voulait se constituer une relation à cette mère comme objet inséparable.

En conclusion, je pourrais avancer que l’identification à une imago  maternelle, qu’elle voudrait incarner auprès de Stanislas (à savoir d’être avec lui comme une mère et comme l’aurait été sa mère avec elle, lui apprendre pleins de trucs, faire plein de trucs avec lui) aurait pu peut être tenir lieu de suppléance, cependant ça n’a pas pris et ce dès le départ à la maternité.

Non loin du désir d’avoir un enfant se situe le désir d’être la fille aimée de sa mère. Elle aime à se convaincre, depuis la mort de celle-ci d’une relation de grande proximité entre elles, relation bien volontiers décrite comme fusionnelle et passionnelle par la patiente en tout cas.

Dans nos séances, il n’a jamais été question de son homosexualité, si ce n’est de dire qu’elle l’a toujours bien assumée, et qu’après une annonce difficile, sa mère a fini par s’y résoudre. Pourtant, en préparant cet exposé, je me suis dit qu’il y aurait lieu de la faire davantage parler sur ce sujet.  Quand je dis la faire parler, c’est bien évidemment en référence au fait que le sujet reçoit son message de l’Autre sous une forme inversée. Lacan, dans le Séminaire Les psychoses, Lacan spécifie ce que c’est que « la parole en tant que parler à l’Autre. C’est faire parler l’Autre comme tel. Cet Autre nous l’écrirons avec un grand A ».

La position qu’elle idéalise d’être mère serait-elle de l’ordre du semblant d’identification au féminin ? Mais ça  ne tient pas.

Peut être est ce malgré tout dans l’ouverture à cette question du féminin qu’une direction de travail devient possible pour la psychothérapie.

Et c’est justement à un moment où je m’interroge sur le transfert à l’œuvre dans cette thérapie que me vient l’idée de ces directions de travail quand la possibilité qu’il y ait de l’Autre constitué, c’est à dire pas tout puissant est là. D’autant qu’elle a également beaucoup investi le groupe mis en place par Céline, la psychomotricienne et Julie, infirmière à l’hôpital de jour, groupe intitulé « Corps pour Elles ».

Cécile Simon

De la PMD aux troubles bipolaires, une mélancolie nouvelle ?

Journée d’étude du 2 Février 2018

 

De la PMD aux Troubles bipolaires

Une mélancolie nouvelle ?

E.V-E.   Ecole de Ville-Evrard

Formation à une approche psychanalytique en psychiatrie

Site internet:

http://ecoledevilleevrard.free.fr

 De 9h15 à 17h à la Chapelle de l’Hôpital de Ville-Evrard. 202, Av. Jean Jaurès à Neuilly sur Marne. R.N. 34. (RER A. Neuilly Plaisance. +Bus 113)

Journée assurée par les crédits généraux de la Formation Permanente de l’Hôpital.  Pour toutes les personnes concernées, remplir une liasse « Formation Permanente » et la transmettre le plus tôt possible au Service de la Formation Permanente.

 Pour toutes les autres personnes, accès libre mais nécessité d’informer de votre venue le Service de la Formation Permanente le plus tôt possible également. T° 01 43 09 34 75

Une mélancolie nouvelle ?

S’il n’a pas disparu du langage courant, ni de la littérature, le terme de mélancolie n’a plus cours en psychiatrie. Dans le même temps, beaucoup des symptômes de la « psychose maniaco-dépressive » des classiques ont été intégrés au spectre des « troubles bipolaires ». Évolution considérable, dont nous voulons commencer à explorer les conséquences, tant diagnostiques que cliniques. Partant, comme toujours dans ces journées, de l’examen approfondi d’un cas par les médecins et par l’équipe soignante, nous poserons à nos invités plusieurs questions. « Mélancolie » reste un mot en usage, non seulement pour parler des patients, mais pour parler avec eux. Mais l’objet de la perte mélancolisante est-il encore, ou toujours, celui que Freud dit dans Deuil et mélancolie : l’« objet d’amour » ? En élargissant la perspective à d’autres objets, ne comprend-on pas mieux le succès des troubles bipolaires ? Culture, histoire et clinique sont ici entrelacées au point que la fabrique des sujets en témoigne : ainsi, que faut-il penser de l’idée, autrefois bizarre ou exceptionnelle, que des enfants puissent être mélancoliques, ou franchement bipolaires ? Psychiatrie et psychanalyse peuvent-elles enfin se saisir utilement de ces nouveautés, et comment ?

Les intervenants

MATIN

 

Modérateur : Jean-Jacques TYSZLER,

 

 Pierre-Henri CASTEL, Directeur de recherche au CNRS, Psychanalyste

 +  des membres de l’équipe du 10è Secteur Ville-Evrard,

« Etude de cas » 

 Thierry JEAN et Jean Marc FAUCHER Psychiatres, Psychanalystes. Clinique d’Epinay/Seine. N° 42 du Journal Français de psychiatrie

 « Psychose maniacodépressive ou troubles bipolaires »  

Olivier DOUVILLE, Psychologue, Psychanalyste, 10è et 18è Secteur.

Jean-Jacques TYSZLER, Psychiatre, Psychanalyste, 10è Secteur

« Réflexions contemporaines sur « Deuil et mélancolie » de Freud »

 

APRES MIDI

 

Modérateur :

Alain BELLET, Psychologue, Psychanalyste.

Introduction : « Quelle place pour la psychanalyse dans les troubles bipolaires ? »

Hervé BENTATA, Psychiatre, Psychanalyste.

« Peut-on parler de mélancolie chez l’enfant ? » 

Geneviève NUSINOVICI, Psychologue, Psychanalyste.

« Justifier une existence »

« Approche psychanalytique d’un cas de mélancolie »

 

« Actualités de la solution Joycienne ».

« ACTUALITES DE LA SOLUTION JOYCIENNE »

Michel Jeanvoine

 

    Je voulais vous remercier de votre invitation. En effet une invitation est toujours l’occasion, en présentant un travail, de faire un pas pour soi-même et pour quelques autres.

   J’ai eu la bonne surprise d’avoir entendu en ce début d’après-midi les deux travaux précédents. En effet je vais être amené à apporter des éléments qui me semblent être dans le droit fil de ce que j’ai pu entendre.

   Ce travail a pour titre « Actualité de la solution joycienne », un titre un peu présomptueux, mais c’est en toute modestie que je vais aborder ce sujet, je ne suis pas du tout un théoricien de Joyce et mon travail est plutôt celui d’un clinicien, d’un simple lecteur.

    Y a-t-il une actualité de cette question, celle de l’auto-engendrement évoquée il y a quelques instants, ou pas ? En tout cas ce sont des questions que l’on rencontre dans la clinique et qui viennent, à un moment donné et comme par magie, trouver un écho dans le social. C’est là l’indication que l’on travaille des enjeux de structure. Freud nous l’a appris il y a déjà un certain temps, le collectif et l’individuel relèvent des mêmes lois. Alors, que peut nous apprendre la lecture de Joyce sur ces questions ?

    Joyce, peut-être l’avez-vous lu, ou vous y êtes-vous essayé ?  Ou bien, si vous ne l’avez pas encore fait, peut-être allez-vous le faire parce que, bien entendu, vous allez vous sentir concernés par ces questions.

     C’est une journée sur la question de l’amour et je vais donc centrer mon propos sur la question de l’amour, et tout spécialement sur le rapport entre Joyce et Nora, sur la nature de leurs liens amoureux et passionnels, et la manière dont ce nœud passionnel participe pleinement de l’œuvre de Joyce. Et nous serons amenés à montrer comment Nora appartient pleinement à l’œuvre écrite de Joyce.

   Ces lettres de Joyce à Nora sont publiées. Il est possible de les trouver à la Pléiade dans les deux tomes consacrés aux travaux de Joyce, mais pas seulement. Il y a une collection plus abordable chez Rivages poche n° 741 sous le titre « Lettres à Nora » ; ces lettres sont véritablement à lire. Si ce que je vais vous dire vous donne le goût d’aller en faire la lecture, eh bien vous ferez un exercice clinique absolument passionnant. Je vous y encourage.

    Il s’agit d’un nœud de passion dont la lecture en appelle à la topologie. Et quand il y a de la passion quelque part, ça passionne! Et il est remarquable que Joyce ait su passionner et animer tous ces universitaires avec l’énigme qu’il proposait en se livrant à travers ses écrits. Et effectivement il nous passionne. Il y a même des personnes qui font profession, quasiment profession, passent leur vie à lire Joyce, à travailler, à faire des communications: il y a des joyciens.

   Alors, si on veut bien le suivre, que nous dit-il de son aventure ? Et comment commence-t-elle ? Sa vie et son œuvre sont intimement liées puisqu’il va faire de sa vie, de cette aventure, son œuvre. Une aventure très particulière puisqu’elle est le contenu même de son œuvre. C’est alors une œuvre qui va traiter de la manière dont elle se constitue en œuvre. Et là, nous pouvons faire d’abord cette remarque que d’emblée c’est une œuvre qui se prend elle-même pour objet. C’est-à-dire qu’on a déjà là quelque chose de ce retournement évoqué, cette espèce d’auto-engendrement, immédiatement pointé. En lisant ces textes, nous avons le parcours de cet auto-engendrement, avec une foule de détails concernant la vie amoureuse de Joyce et de Nora, et sur la manière dont  Joyce vient s’auto-engendrer avec Nora.

   Et comment cela commence-t-il ?  Il nous dit : « Voilà – c’est dans « Dedalus », Folio page 358, dans le dialogue avec Cranly – écoute-moi, tu m’as interrogé sur ce que je pourrais et que je ne pourrais pas faire. Je veux te dire ce que je veux faire, ce que je veux et que je ne veux pas faire. Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s’appelle mon foyer, ma patrie, mon Église ». Je rappelle que Joyce a grandi chez les jésuites et qu’il avait une formation théologique assez poussée. « Je veux essayer de m’exprimer sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et aussi complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je  m’autorise à employer: le silence, l’exil, la ruse. […] Seul, tout seul, tu ne crains pas cela, et tu n’ignores pas ce que ce mot veut dire ? Non seulement être séparé de tous les autres, mais encore n’avoir pas même un seul ami. Je veux courir ce risque, dit Stephen »

   Et ce même livre se termine de cette manière « 26 avril.- Mère met en ordre mes nouveaux vêtements achetés d’occasion. Elle prie à présent, me dit-elle, pour que j’apprenne par ma propre existence, loin de ma famille et de mes amis, ce que c’est que le cœur et ce qu’il ressent. Amen. Ainsi soit-il. Bienvenue, ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, chercher la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. 27 avril.- Antique ancêtre, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais ».

   Voilà donc quelqu’un de décidé à y aller. Il va y aller en disant « non » à tous les corps institués qui organisent le social. « Je m’autorise de ce parcours vers le pire… » pourrait-on dire. Pourtant et plus habituellement chacun, dans ce parcours, s’engage à reculons. Peut-on y aller autrement ? Et de cette rencontre avec le pire peuvent tomber quelques enseignements précieux concernant la manière dont les choses tiennent. Il est vrai que quelquefois ça tient et que d’autres fois ça ne tient pas. Qu’est-ce qui fait que ça tient ? Qu’est-ce qui fait que ça ne tient pas ? C’est là toute la question. En tout cas Joyce est décidé d’un pas à y aller voir. Il nous le dit d’emblée, c’est en y allant voir qu’il va réaliser, par son art de l’écriture, son œuvre d’artiste, qu’il va pouvoir donner consistance à l’âme incréée de sa race et que, dans ce mouvement, dans ce travail, il va venir pouvoir se ranger sous ce nom propre de Joyce. C’est ce qu’il nous dit d’emblée. D’entrée de jeu, voilà comment les choses se présentent à lui.

    Et  dans ce trajet, sur ce chemin, que rencontre-t-il ? Quelle expérience fait-il ? Qu’est-ce qui va lui donner le nord dans sa vie et dans ces rencontres ? Autour de quoi son monde va-t-il venir s’organiser ? Il nous le dit: un élément absolument central va constituer la véritable superstructure, architecture dont il va faire son œuvre écrite, ce sont ces moments si particuliers  qu’il appelle lui-même les « épiphanies ». Un moment absolument singulier où manifestement il y a de la jouissance en jeu, un moment d’indicible où il se trouve sollicité, quelque chose qui lui vient manifestement du dehors et dont il ne peut pas dire grand-chose sinon écrire quelques restes qui viennent faire bordure à cet épisode. Ce sont comme des restes dont il prend note. Des restes qu’il écrit et qui prennent, plus précisément, la forme de dialogues. Ces dialogues témoignent d’un entre-deux, d’un jeu entre l’un et l’autre,  d’un interstice insaisissable autrement que par ces bords qui viennent le présenter et ainsi conférer ce statut si particulier à ces moments.

   Il faut cependant insister sur cette remarque que ces moments si particuliers saisissent Joyce dans sa jouissance… et une jouissance féminine. Ces petits billets, ces annotations, nous allons les retrouver dans ses textes. Ils en organisent la trame.  Et quand nous les lisons le sens se trouve tout spécialement en perdition. Ils s’avèrent en effet particulièrement déshabité quant au sens. Comme s’il s’était agi, véritablement, d’un reste sur une plage ; la vague se retire, la mer se retire, et sur le sable restent une vieille bouteille et quelques déchets. C’est de cet ordre-là. Ça vient témoigner de quelque chose qui s’est déroulé, qui s’est passé, qui a eu pour lui assurément valeurs de vectorisation avec l’engagement d’une jouissance. De ces éléments d’écriture il s’en sert ensuite comme d’une corde, de quelque chose comme d’une tresse, comme de fils qui vont véritablement tisser, tramer sa réalité, soit avec Joyce son œuvre écrite.

   Cette manière d’y aller voir dont il fait un principe, Joyce lui donne un nom : « Je suis le Nego ». Manifestement c’est un néologisme, un premier néologisme. Dans « Nego », on entend la négation, bien entendu cette manière de se soutenir dans le non. Non à tous ces Corps institués !  Et faire ainsi, de ce non radical, le principe de l’invention d’un ego. C’est sous ce premier néologisme que tout ceci va venir se déplier. Et ce qui fait le pendant de ce Négo ce sont ces éléments énigmatiques à la rencontre desquels il part et qui, en lui donnant le nord, donnent consistance à son ego: les « épiphanies » .

    Je vais vous lire une de ces épiphanies. Sans trop savoir quel ton il faut donner…

« La jeune fille (d’une voix discrètement traînante) – Ah ! Oui ! La, la chapelle…

Le jeune homme (tout bas) – Je… (toujours tout bas) Je…

La jeune fille (avec douceur) – Ah ! Mais… vous êtes… très méchant. »

    Voilà un exemple d’épiphanie. Comment le comprendre ? On a bien du mal avec ça. Mais c’est très important car il mentionne les tons de la voix qui doivent soutenir cette lecture, c’est indispensable dans le souvenir qu’il en a, parce que c’est manifestement cette voix qui a engagé sa jouissance. Voilà à grands traits la manière dont les choses se présentent pour Joyce, enfin ce qu’il met en rapport et en lien et ce qu’il veut bien nous dire.

    Et Nora dans cette affaire ?

    Joyce est mort en 1941. Il rencontre Nora en 1902-1903 et au début de l’été s’engage une relation entre eux.

    Qui est Nora ? C’est une irlandaise, un peu simple, bonne femme, bonne fille, pleine de bonne volonté, de bon sens, vraisemblablement travailleuse, femme de ménage, qui doit avoir pour horizon de se trouver un homme pour en faire un mari et avoir des enfants, selon ce qu’on doit faire quand on se trouve en Irlande, au début du XXe siècle : travailler, avoir des enfants, etc., il n’y a pas qu’en Irlande ! Mais c’était déjà comme ça en Irlande depuis un bon bout de temps ! C’est une de ses premières relations amoureuses. Elle est vierge bien entendu. Mais elle a un certain bon sens sur la manière dont on peut concevoir la vie conjugale et tenir un homme… Ce qu’il faut savoir faire. Il y a des choses à savoir pour tenir un homme à la maison ! Et notamment savoir être consentante ou prendre une initiative au bon moment, car si on ne l’est pas, ou si on se refuse à une initiative ça va finir par poser des problèmes. Nora est consentante et Joyce a effectivement beaucoup de chance d’avoir rencontré cette Nora consentante parce qu’elle va lui permettre d’inventer son dispositif, et par là de donner corps à son invention; un nœud d’amour et de passion se tisse. Les choses s’engagent.

   Il se présente d’emblée comme un écrivain, un écrivain en devenir, il veut écrire, et il est habité par un destin, celui de devenir un des plus grands écrivains du siècle, destin un tant soit peu mégalomaniaque. Il le dit « Je suis – il ne dit pas « je serai » – Je suis cet écrivain, un des grands écrivains de ma génération ». C’est posé comme ça d’emblée. Le problème c’est qu’il va en effet le devenir, et le devenir avec Nora.

    Nora semble considérer le choix de Joyce, si choix il y a,  un peu à la légère. Certes elle le prend au sérieux mais sans véritablement y croire et en le laissant faire… Elle reste à bonne distance. L’essentiel est qu’il rapporte de l’argent. Ça se pose aussi comme ça puisque de ses écrits elle lira très peu de choses sauf peut-être les premiers poèmes, j’y reviendrai tout à l’heure.

     Le moment est venu de vous proposer une hypothèse de lecture, de vous faire une proposition. En effet ces épiphanies qui commandent Joyce, il va venir les rencontrer et en faire l’expérience et l’épreuve sur le corps même de Nora. C’est là, sur ce corps, que ces rencontres épiphaniques vont se systématiser, c’est là que ce travail en jeu dans l’épiphanie va se localiser. C’est sur un corps, sur un corps vivant, sur un corps animé de pulsions, avec ses trous, ses bords, ses objets, que ce travail se déplie. Et les « lettres à Nora » viennent décrire comment, dans le détail, et de façon parfois véritablement très crue pour certains passages, ce nœud vient à se tisser. Il faut aller au-delà de cette crudité et pouvoir en parler car ce sont des éléments essentiels et cruciaux dans la manière dont ce nœud se constitue. Joyce parcourt le corps de Nora comme il parcourt un territoire ; et cela va faire le cœur même de son œuvre littéraire. Ulysse, le parcours d’Ulysse n’est pas autre chose que le parcours du corps de Nora, son exploration à travers les quatre points cardinaux : ses seins, ses fesses, son ventre, son cul, son sexe, etc. et le livre est le déroulé de ce voyage en essayant de faire advenir une jouissance Une. C’est ce qu’on entend très bien dans Ulysse, on y reviendra. Et si Ulysse démarre son voyage sous le principe du « Nego » c’est sur le « yes… yes… Yes. » que cela se termine. Ulysse se termine dans cette jouissance de Molly. C’est là que nous conduit ce célèbre monologue de 70 pages sans ponctuation… et qui se ponctue enfin sur cette jouissance montante « yes… yes… Yes. » C’est-à-dire le cri d’une jouissance qui monte et qui emporte Molly. Le livre Ulysse se termine sur cette ponctuation finale. Ce n’est pas n’importe quoi, c’est-à-dire que ce « Yes » final vient véritablement nommer, il y a une majuscule à « Yes » cette jouissance. Quels en sont donc les enjeux ? J’en dirai un mot tout à l’heure. Voilà la proposition que j’avance.

    De ceci et à quels moments en prend-on la mesure ?

    Un de ces moments est celui où ils sont à Trieste. Ils y vivent difficilement et Nora reste à Trieste pendant que Joyce est amené à retourner à Dublin pensant résoudre ses problèmes d’édition. Les promesses d’édition ne sont pas forcément suivies; il a beaucoup de difficultés à être édité, etc. Ils tirent le diable par la queue, comme le dirait Nora, ils n’ont pas d’argent, les enfants sont là… C’est très difficile, mais il a des amis, des copains, alors est-ce une mauvaise histoire, un mauvais coup de copains un peu alcoolisés qui lui font une blague ou autre chose ? Ceux-ci lui laissent entendre que sa Nora avait eu d’autres hommes avant lui, notamment qu’elle traînait le soir, etc. alors Joyce, seul à Dublin, entendant ça, se trouve profondément troublé, profondément déstabilisé et il entre dans un moment quasiment délirant où il va se poser la question de savoir si ses enfants sont bien de lui. Est-ce qu’elle était vierge par ce trou-là ? Et par l’autre trou était-elle véritablement vierge ? Qu’a-t-elle pu faire avant moi et avec qui ? Est-ce que j’étais bien le premier ?, etc. On s’aperçoit alors que Joyce tient absolument à être le premier et à avoir défloré par tous les trous cette Nora. Et alors on assiste,  et c’est en ça que c’est très intéressant – à partir de l’été 1909 et pendant tout l’automne- à l’écriture de nombreuses lettres quasi journalières ou presque. Il présente des moments d’agitation  pseudo-maniaques ou mixtes avec des éléments de dépression, mélancoliformes, enfin il ne va pas bien du tout. Tous les témoignages que nous pouvons en avoir le dépeignent dans un moment particulièrement difficile et délicat. Et on assiste là, d’une certaine manière, à un deuxième tour dans sa relation avec Nora. Je dis un deuxième tour parce que Joyce vient revisiter ce qu’il en était de son invention avec Nora : pour la remettre en place, la refaire fonctionner, la valider avec une Nora consentante. Nous entrons alors dans le détail de la machinerie et c’est là que nous trouvons les lettres les plus crues.

      Je vais vous lire – non pas les passages les plus crus – mais quelques passages pour vous en donner une petite indication. À l’époque on ne pouvait pas dire ce genre de choses, ses sponsors ne voulaient plus l’éditer, et lui gagnait justement sa place d’écrivain en écrivant ce genre de choses et en les mettant sur la place publique. C’était là, dans la présentation du jeu même de cette vérité, le principe de son œuvre.

   Voici quelques passages :

Page 84 Collection Rivages Poche

« Pare ton corps pour moi, ma chérie. Sois belle et heureuse et aimante et provocante, pleine de souvenirs, pleine de désirs, lorsque nous nous retrouverons. Te souviens-tu des trois adjectifs que j’ai utilisés dans Les Morts pour parler de ton corps. Ce sont : « musical et étrange et parfumé ». Voilà à mon avis trois caractéristiques qui peuvent venir préciser ce qu’est une épiphanie sur le corps de Nora.

« Ma jalousie couve encore dans mon cœur. Ton amour pour moi doit être ardent et violent pour me faire oublier totalement. »

Page 108

« Ma chère, bonne, fidèle petite Nora, ne m’écris plus en doutant de moi. Tu es mon seul amour. Tu m’as complètement en ton pouvoir. Je sais et je sens que si je dois écrire quoi que ce soit de beau ou de noble à l’avenir ce sera seulement en écoutant aux portes de ton cœur. »

Page 92

« Je me demande s’il y a quelque folie en moi. Ou l’amour est-il une folie ? À certains moments je te vois comme une vierge ou une madone et le moment suivant je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène ! Que penses-tu de moi au fond ? Es-tu dégoûtée de moi ? »

    Vous avez là une indication sur quelque chose de très précieux concernant l’auto-engendrement. Sur un versant  cette dimension absolument spirituelle dans laquelle viennent s’installer toutes ces épiphanies avec Nora et puis cet autre versant absolument, comme il le dit, dégoûtant, fait des choses les plus ordurières qui viennent témoigner là de la présence de l’objet. Il y a ces deux bords. Il y a ces deux bords sur le corps même de Nora et c’est Joyce qui lui demande d’être provocante, qui va lui demander de mettre des fourrures, qui va lui demander de mettre ses bas, qui va lui faire des cadeaux, qui va l’inciter à cette espèce de déchaînement amoureux, érotique… Il va la pousser là, en lui disant : c’est ça que j’attends de toi. Alors Nora y consent, ou à moitié, ou pas du tout ou un petit peu quand même, de telle manière à ce que les choses puissent se nouer. Mais elle n’y est pas toute engagée, pas toute; ceci a son importance.

    Encore autre chose page 98

« Guide-moi ma sainte, mon ange. Conduis-moi sur ma route. Tout ce qui est noble et exalté et profond et vrai et émouvant dans ce que j’écris vient, je le crois, de toi. Ô accueille-moi au plus profond de ton âme et alors je deviendrai vraiment le poète de ma race. Je ressens cela, Nora, en l’écrivant. Mon corps pénétrera bientôt le tien. Ô si seulement mon âme pouvait faire de même ! Ô si je pouvais me blottir dans ton ventre comme un enfant né de ta chair et de ton sang, être nourri de ton sang, dormir dans la chaude obscurité secrète de ton corps » – voilà ce qu’il lui demande.

« Mon amour sacré, Nora, ma chérie, ô se peut-il que nous soyons sur le point d’entrer dans le paradis de notre vie ? Ô comme j’aspire à sentir ton corps mêlé aux miens, à te voir défaillir, et défaillir, et défaillir sur mes baisers. Bonne nuit ! Bonne nuit ! Bonne nuit ! »

   Voilà quelques-uns de ces morceaux, ceux-ci sont excessivement soft, très soft. Il faut que vous puissiez les lire, elles mériteraient toutes d’être citées. Et c’est en les lisant que nous pouvons prendre la logique de ce nœud de passions qui lie ces deux corps.

    Cet épisode, où Joyce est tout à fait déstabilisé, va finir par s’apaiser et renouer ce nœud dont je parle. Et dans ses lettres les plus osées on y lit comment les orifices mêmes, les pulsations orificielles de Nora viennent lui donner vie. C’est sur cette pulsation que véritablement Joyce s’appuie pour écrire. Là se situent ces moments d’épiphanies sur ce corps vivant, moments qui commandent sa réalité et son écriture. C’est-à-dire que l’écriture surgit de ces nœuds de jouissances, moments de conjonction. Là où ordinairement l’être et l’avoir dans le lien, le rapport sexuel, restent sur un bord et sur l’autre, ici tout se passe comme si l’être et l’avoir pouvaient se trouver conjoints. Il y a une conjonction commandée par cette épiphanie pulsionnelle, une conjonction susceptible de prendre et soutenir la consistance d’un écrit, dans une écriture, dans un trait d’écriture. On a affaire là, si vous le voulez bien, avec le corps de Nora, au processus même de la genèse de l’écriture. Tout se passe comme si le corps de Nora était une table d’écriture qui lui permettait par le jeu des jouissances, d’établir et soutenir une consistance d’écriture garantie par Nora par le nouage des trois registres R, S et I. C’est pourquoi, en  introduction, je me suis permis de soutenir que l’œuvre de Joyce ne peut pas se comprendre sans la présence de Nora qui habite l’œuvre, la rend possible. Ça ne va pas sans Nora puisqu’au moment justement ou ça va sans Nora, moment où il se demande si elle l’a trompé, ça s’effiloche, ça part par tous les bouts, c’est-à-dire que sa destinée de grand écrivain va basculer. Il renoue cette invention, les fils de son invention, dans le courrier et les  échanges épistolaires avec Nora qui durent tout un temps puisqu’il reste à Dublin jusqu’au début du mois de janvier de l’année 1910. Il rentre alors à Trieste. Cette relation épistolaire va durer six mois.

    Dans ses échanges de lettres, si nous savons les lire, il dit énormément de choses : comment son corps vient envelopper le sien, comment les  rapports de surface à surface et les retournements se font. C’est en ça vraiment que ça évoque plusieurs topologies – la bande de Mœbius bilatère ou mieux la bouteille de Klein qui est aussi une des figures fantasmatiques habituelles du névrosé obsessionnel. Mais ici, avec Joyce, ce n’est pas du tout de l’ordre du fantasme, il est sous la contrainte de ce type d’invention pour pouvoir dégager sa place et soutenir ce qu’il veut soutenir à savoir un trait d’écriture. Lacan avait retenu la topologie du gant et de son retournement. C’est-à-dire qu’à Dublin, il achète une paire de gants à Nora et il passe la nuit, il dort, avec un gant à côté de lui. C’est-à-dire que le gant est susceptible de se retourner.  Nora est son gant et inversement ça se retourne… Nous pouvons noter aussi dans ce moment comment il est cet objet qu’avec Nora il aurait… Il est véritablement dans cette tentative de faire Un dans ce corps, avec le corps de Nora, et qu’en voulant faire Un, eh bien il laisse une trace écrite de cette tentative pulsionnelle de faire Un : Yes, Yes, Yes ! Ça se ponctue. Et bien entendu le processus à chaque fois est à relancer.

    Comment comprendre tout ceci, parce que Joyce est effectivement devenu un grand écrivain. Il a, d’une certaine manière, réalisé sa destinée. On en parle. Il nous fait parler. Il nous fait réfléchir. Bien entendu ce lien entre Nora et Joyce, comme toute histoire d’amour, ça n’est pas symétrique. Et comme je le laissais entendre tout à l’heure, Nora n’est manifestement pas folle. Elle est habitée par le refoulement ordinaire, c’est-à-dire que dans l’ordre du signifiant elle avait su, avec son savoir inconscient, faire du refoulement. Comme chacun elle ne voulait rien savoir de ce savoir inconscient et de ce qui pouvait l’habiter. De ce qui pouvait tisser sa destinée elle ne voulait rien en savoir. Elle rencontre un gaillard, Joyce qui, lui, est déterminé à aller au pire. Et de ce pire faire œuvre écrite. Voilà, ça se passe comme ça. Et bien entendu quand on va au pire, eh bien on fait l’épreuve de rencontrer quoi ? Le trou dans l’Autre dirait-on en bon lacanien. Est-ce que ça va tenir ou est-ce que ça ne va pas tenir ? Qu’est-ce qui va tenir ? Justement cette « fonction nœud » vive chez Nora, capable de nouer R.S.I., est là à l’œuvre. C’est solide, elle peut  faire du trou, c’est-à-dire aussi du refoulement. Chez lui, Joyce, il y a ce quelque chose en défaut, c’est-à-dire – on évoquait aussi la question du deuil – c’est-à-dire que nous mesurons  qu’au moment où Joyce est sur le bord d’une perte réelle, de la perte de Nora, manifestement il n’est pas du tout équipé pour faire un deuil alors que probablement  Nora le serait. Lui ne l’est pas, équipé. Et que faire devant une telle perte sinon recourir à une invention qui va traiter de la fabrique d’une écriture qui n’est pas n’importe laquelle puisque c’est celle qui viendrait conjoindre les deux bords d’une faille, l’être et l’avoir, comme il les met en jeu dans le retournement avec Nora. Comment le lire autrement que comme l’invention d’un trait, trait de la conjonction de l’être et de l’avoir. Et cette écriture n’est pas autre chose, nous le savons, que l’écriture signifiante qui soutient le symptôme. Cette écriture, ce trait qui relie est le trait qui donne au symptôme sa consistance, jusque chez le névrosé; puisqu’équivoquer sur ce trait dissout le symptôme. À ceci près qu’ici, chez Joyce, ce travail s’impose du dehors et s’impose dans les coordonnées de ce qu’il appelle une « épiphanie ». Alors on a pu dire à juste titre, « Joyce le symptôme ». Oui son art est l’art de se soutenir du symptôme dans ce que celui-ci a de plus radicalement signifiant. Il a ce savoir-faire qui porte sur l’écriture d’un trait qui conjoint, qui est tenté de conjoindre et de faire du « Un » au lieu d’une faille qui n’a de cesse se rappeler à lui et le commande. « Un » dans sa saisie toujours impossible. Mais c’est sous ce commandement qui se présente sous la forme de l’épiphanie qu’une œuvre peut ainsi de dérouler où Nora occupe une place essentielle et cruciale.

    Voilà les quelques remarques que je voulais faire. J’avais beaucoup d’autres notes mais c’est déjà pas mal puisque ça vient reprendre la question posée de l’auto-engendrement dont il était question en ce début d’après-midi. Ce qui est mis en évidence dans ce lien d’auto-engendrement c’est sa logique. Nous rencontrons la même logique,  et j’insiste là-dessus, dans le transfert en jeu avec les patients que nous recevons. Le transfert est un lien au travail dans lequel une même logique peut se lire. Et ceci peut permettre à certains  patients de faire leur chemin. À chaque fois il s’agit d’un chemin singulier, particulier, mais qui est, d’une certaine manière, réinventé et commandé par les lois de la structure qui à chaque fois se réécrivent.

    Voilà ce que je voulais dire cet après-midi.

« L’éveil du printemps »

LE TOURMENT DE L’EVEIL DU PRINTEMPS A L’ADOLESCENCE

   Hervé Bentata

 

J’ai choisi de vous  parler de l’éveil du Printemps à l’adolescence. C’est un moment fort pour chacun de nous. Il a certes son côté rêve et rêveries,  de princesses ou de Princes charmants. Mais cet éveil du printemps  a aussi un côté plus hard, source de tourments,  tant les jeunes de cet âge, filles et encore plus garçons, n’ont que le sexe en tête.

Et ce sera donc moins d’amour et plus de sexe dont je vais vous entretenir, car c’est le plus souvent de ces tourments sexuels dont ils viennent nous parler…

Il se trouve que ces tourments vont prendre une dimension dramatique chez certains adolescents fragiles ; et dans mon expérience, ces jeunes étaient le plus souvent  diagnostiqués dans cette categorie controversée de borderline. Or, les effets ravageurs (suicide hyperviolent, bouffée délirante…) de l’amour chez ces adolescents de structure psychotique m’ont plus paru liés au sexe qu’à l’amour ;  et sans être phallocrate, plus fréquentes chez les garçons.

C’est que si l’amour lie, le sexe lui délie. Je crois que le mot vient du latin secare, séparer, couper… Et pour abuser des consonances ainsi déployées, on pourrait dire,

« point de délices ici avec le sexe, mais des délires »…

Dans ma pratique clinique, les questions et tourments des jeunes étaient volontiers centrés autour de l’angoisse de « savoir y faire », «  de savoir s’y prendre » et aussi autour des angoisses générées par les pratiques sexuelles masturbatoires, qui sont là règle à cette période de la vie. Mais plus particulièrement, je me souviens d’un jeune homme que le diable  en personne  venait tenter et qui cédait à ses avances par la masturbation… Il était cliniquement délirant, mais je ne crois pas que c’était la masturbation qui l’avait rendu fou… Quoiqu’on en dise, c’est une pratique à forte angoisse et culpabilité, mais pas psychotisante… Mon jeune patient me réclamait des médicaments pour lui couper sa libido : des anti-testostérones. C’était à l’hôpital et mon médecin-chef accepta de lui en donner… Cette entorse à l’éthique me valut de pouvoir mesurer les effets psychiques de cette drogue sur son délire de diablerie. Il était  déprimé et finit par dire qu’il ne supportait plus la disparition de l’enfer de son désir…

Mais au-delà des cas cliniques que j’ai rencontrés, ce qui m’a le plus appris sur ces questions, c’est certainement un écrit littéraire.

Mais me direz-vous, quel est donc cet écrit littéraire si extraordinaire et plein d’enseignement ? Il s’agit d’une pièce de théâtre de Frank Wedekind, intitulée justement l’Éveil du printemps. Freud a parlé de la justesse des écrivains pour dire le vrai d’une question. C’est ainsi que, dans la Gradiva, il nous dit: « Les poètes et les romanciers sont des précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. »[1]. Et la valeur de connaissance de cette pièce est confirmée par l’intérêt qu’elle a suscité, autant pour Freud que Lacan, qui en ont fait tous deux un commentaire.

Je me propose donc aujourd’hui de reprendre brièvement cette pièce, puis d’en déplier les commentaires tant freudiens que lacaniens. Cela nous amènera à pouvoir préciser ce qui justement fait le coupant du sexe pour ces adolescents fragiles ; et d’attirer l’oreille des cliniciens sur cette conjonction particulière du sexe et d’une structure psychotique,  aux conséquences potentiellement dramatiques.

L’Eveil du printemps.

Frank Wedekind, le grand dramaturge expressionniste allemand, auteur de Lulu et contemporain de Freud, écrit en 1890 une tragédie enfantine intitulée « L’éveil du printemps ». Cette courte pièce reprend la peinture d’un ordre bourgeois et de tabous sexuels qui renforcent la difficulté en soi d’être adolescent. Cette anticipation sur le plan littéraire de thèmes de l’œuvre freudienne ne pouvait qu’intéresser Freud qui en fit un commentaire en 1907 dans le cadre de la Société psychologique du Mercredi. Enfin à l’occasion de la publication de la pièce en 1974 chez Gallimard, Jacques Lacan lui-même en signa une préface.

Trois personnages essentiels animent le devant de la scène. Il s’agit des deux copains Melchior et Moritz ainsi qu’une de leurs amies, Wendla. Les deux garçons s’interrogent et conversent sur les problèmes de la vie, la sexualité, la naissance des enfants et les rapports entre les sexes. Moritz est en proie à des inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Wendla est, elle aussi, touchée par l’éveil du printemps et suit surtout son cœur et son désir pour Melchior, le recherchant et se livrant à lui dans une attente ouvertement masochiste. Moritz quant à lui, recalé à son passage en classe supérieure, n’arrive pas à saisir la chance de sa vie quand elle se présente en la personne d’Ilse qui s’offre à lui.

Le drame se noue alors ; d’abord avec le suicide de Moritz qui se tue d’un coup de pistolet ; puis survient la condamnation de Melchior pour ses méfaits, et enfin la mort de Wendla des suites de manœuvres abortives ordonnées par sa mère. A la fin de la pièce, Melchior échappé de la maison de correction cherche la tombe de Wendla dans un cimetière. Feu Moritz apparaît alors la tête sous le bras. Il essaie d’entraîner son ami tourmenté dans l’insouciance et le détachement de la mort. Melchior hésite, et apparaît alors une sorte de spectre, l’homme masqué, qui lui propose de se confier à lui, et lui promet l’accès aux jouissances de la vie:

  »Je te conduirai parmi les hommes. Je te donnerai d’élargir ton horizon fabuleusement. Je ferai de toi le familier sans exception de toutes les choses intéressantes… « 

Puis, à Moritz qui demande à l’homme masqué pourquoi il n’est pas intervenu pour lui, l’homme masqué répond de cette manière énigmatique: « Ne vous souvient-il donc pas de moi? Alors vraiment, même au dernier moment, vous étiez encore entre la mort et la vie ».

Mais, que savons-nous de Moritz, de sa position de sujet, de ses craintes et de ses rêves?

Moritz manifeste d’abord ses inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Ainsi, il interroge son ami sur les « excitations mâles » qui le poussent à ne plus passer la nuit que dans un hamac; puis il lui livre un rêve masturbatoire qui a généré une angoisse de mort chez lui et le sentiment de souffrir d’un mal intérieur incurable;  c’est « un rêve très court…, dit-il, des jambes en bas bleu ciel, qui montaient sur un pupitre… elles voulaient l’enjamber ». Je les ai vues très furtivement ». Corrélativement à ces rêveries érotiques, -qui situent d’ailleurs la scène érotique à l’école, et peut-être en relation avec elles, Moritz se retrouve en échec scolaire. Il attend  un résultat d’examen avec angoisse, car c’est de ce résultat que dépend son passage dans la classe supérieure,  mais aussi son maintien à l’école.

Plus tard, Moritz raconte une histoire qu’il tient de sa grand’mère, l’histoire de « la reine sans tête ». Cette reine est vaincue par un Roi à deux têtes qui souffre du combat incessant de ses deux têtes. Son magicien implante alors la plus petite des deux sur la Reine, ce qui leur permit de se marier et de vivre dans le bonheur. Depuis cette histoire poursuit Moritz, « quand je vois une jolie fille, je la vois sans tête – et alors moi-même, tout à coup, je me fais l’effet d’être une reine sans tête… »

 [Point d’identification non au roi qui en a deux, mais à une reine qui n’en a pas]

Au fil de la pièce, on apprend que Moritz est dans une situation familiale particulière, et qu’il est en proie au drame de ne pas répondre à l’attente de ses parents de bien réussir à l’école. Il apparaît dans une dette à leur égard, dette insolvable qu’on comprendra mieux par la suite en apprenant que c’est un « bâtard » reconnu et élevé par son père. Or, c’est quand il est recalé à son passage en classe supérieure, qu’il se suicide d’un coup de pistolet. Il semble alors que sa défaillance scolaire, de ne pas avoir de tête pourrait-on dire, vienne faire répétition avec les failles de nomination et de reconnaissance de son statut familial.

Commentaires.

 Comme on le voit,  c’est une pièce de théâtre très clinique qui met en scène l’accès à la vie adulte et à la sexualité, de trois adolescents, à partir des linéaments particuliers de leur histoire familiale. Cependant je  me propose de recentrer mon commentaire sur le destin dramatique de Moritz. Voici donc un adolescent pris dans ses rêveries, ses obsessions sexuelles et dont nous dirions, – c’est la mode aujourd’hui, qu’il présente un état dépressif, dont témoigne son passage à l’acte suicidaire. Il se trouve en outre en situation d’échec scolaire et menacé d’un redoublement qui, de lui être insupportable, sera fatal. En outre, ce garçon est tourmenté  par l’éveil  du printemps et ses rêveries érotiques où des bouts de chair féminine, mollet ou autres entrejambes, font irruption. Freud quant à lui,  dans le fragment du rêve « où le garçon voit des jambes habillées de collants marcher sur le pupitre » nous dit : « on ne doit pas oublier que l’école est faite à ses yeux, au moins en partie, pour le tenir éloigné de l’activité sexuelle ».  D’ailleurs, ce mouvement de battement des jambes n’est-il pas aussi susceptible de nous orienter vers une représentation du coït, suivant la même interprétation que celle donnée par Freud  au V des battements d’ailes du papillons, dans l’analyse de l’homme aux loups? Nous pouvons de plus noter que ces jambes apparaissent comme  un objet détaché du corps, et qu’elles ont, à ce titre, une dimension d’objet a comme peut l’être par exemple le sein etc..

Ces découpes du corps apparaissent encore plus loin dans la pièce, quand Moritz évoque la Reine sans tête. Ainsi, toujours pour Freud, le suicide de Moritz répond à son fantasme de la Reine sans tête et tient à ce que, je cite, « la femme fantasmée sans tête se trouve …anonyme »; Moritz est si l’on peut dire «  encore trop timide pour aimer une femme bien précise. » poursuit-il… « Enfin, quelqu’un ‘qui n’a pas sa tête’ est dans l’incapacité d’étudier, et c’est précisément cette incapacité qui torture Moritz. » (fin de citation)

Ainsi dans cette première approche, Moritz apparaît comme incapable d’aimer une femme bien précise, une vraie femme en chair et en os et pas seulement en image, une femme dont il faut affronter non seulement le sexe, mais aussi le visage, la tête [le nom]. C’est d’ailleurs dans ce sens que les indications de Lacan semblent aller. D’une certaine façon, Moritz recule au franchissement vers une sexualité adulte. Ainsi, en chemin vers son suicide, il rencontre la jeune Ilse et ne peut répondre à ses avances.

Lacan quant à lui, part de considérations plus générales. Pour lui,  cet Éveil du printemps est: « remarquable d’être mis en scène comme tel: soit pour démontrer ne pas être pour tous satisfaisant, jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun. » Cette pièce est donc pour Lacan comme l’illustration de son « il n’y a pas de rapport sexuel », où chacun ne rencontre jamais dans son désir que son fantasme. Lacan précise que le texte de Wedekind est orthodoxe du point de vue freudien; mais qu’il lui reste lui, -et c’est ce qu’il fait dans la préface de cette pièce,  à pointer qu’il n’y a pas de rapport sexuel.

Au-delà, il reprend la fonction et l’articulation du langage à la sexualité ainsi que la fonction du phantasme par rapport au trou du réel. Ainsi, nous dit-il, par ce fantasme de la réalité ordinaire « se glisse dans le langage ce qu’il véhicule: l’idée de ‘tout’ à quoi pourtant fait objection la moindre rencontre du réel.  … Ce qu’il pointe là, c’est me semble-t-il,  que pour tout un chacun, ou au moins pour le sujet névrosé, le monde dans lequel il vit est unifié par son fantasme en un « tout ». C’est ce qui fait la cohérence de son monde, cohérence illusoire et qui  est démasquée par la rencontre du Réel.

Or pour Lacan, le drame de Moritz tient à sa position d’exception par rapport à ce tout, je cite :

« Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà…

et il poursuit: « C’est au royaume des morts que ‘les non-dupes errent’.

Ce propos de Lacan est absolument essentiel. Il constitue un véritable « jump » de Lacan qui permet de conjoindre à la forclusion du Nom-du-Père, non seulement la psychose, mais aussi la position du féminin et l’accès à la mort. Il me semble qu’il y a là en peu de mots et de façon fulgurante, comme souvent chez Lacan, une réponse structurale à notre question clinique qui constate des suicides violents chez certains jeunes borderline..

C’est que concernant Moritz viennent à se croiser chez lui, deux positions d’exception.

Ainsi, Moritz conjoint d’abord la position d’exception du féminin pour laquelle  toute jouissance n’est pas phallique, savoir: « Pas tout x, Phi de x » ; et le rêve de la reine sans tête montre bien cette position du jeune homme à cet égard. D’autre part, il conjoint la position du sujet psychotique pour lequel il y a forclusion du Nom-du-Père, c’est à dire une position d’exception par rapport au phallus et la castration. D’ailleurs, ce voisinage du « pas tout » féminin  et de la psychose pointée  comme « pousse-à-la-femme » n’est pas nouveau dans l’œuvre de Lacan. Ce qui paraît plus nouveau, du moins à  ma connaissance, c’est l’intervention d’un troisième terme lié aux précédents, à savoir « le royaume des morts ». Il apparaît ainsi que cette double position d’exception constitue aussi une ouverture possible vers la mort réelle.

Pour le dire autrement, ce passage qu’est l’adolescence mobilise la structure par le point d’appui qu’il faut pouvoir y prendre sur le Nom-du-Père; et du coup sa clinique renvoie des questions voire des symptômes autour de la psychose, de la mort et du féminin.

On connaît ainsi  le nombre non négligeable d’adolescents qui décompensent d’une manière psychotique, qui « s’éclatent », après un premier coït. C’est certainement que cette expérience du coït, nécessite pour les sujets qui se trouvent dans une situation de « pas tout » par rapport au phallus, que cette position féminine d’exception ne se redouble pas d’un trou signifiant autour d’un signifiant majeur, tel le Nom-du-père.

Or, c’est fondamentalement dans ce redoublement mortifère d’un point de défaillance psychotique et d’une position sexuée féminine que paraît se retrouver Moritz.  C’est dire que la sexualité, la jouissance sexuelle dans sa dimension « génitale » n’est pas ouverte à tous. Dans le cimetière où Moritz cherche à entrainer son ami Melchior vers la mort, l’Homme masqué comme un ange gardien vient l’en détourner et lui promettre la vie. A l’inverse, quand Moritz demande à l’Homme Masqué pourquoi il ne l’a pas secouru lui aussi, il lui répond qu’il était là mais que le garçon ne l’a pas reconnu… Il ne l’a pas reconnu car pour lui, le Nom du Père est forclos. Et c’est donc celui des garçons qui a l’appui du Nom-du-Père, à savoir Melchior, qui s’en sort, et peut vivre sa vie.

En conclusion, cette configuration structurale particulière que je voudrais nommer « théorème de Moritz », amène dans la clinique des lumières inédites sur la mélancolie et ses tourments suicidaires ; elle éclaire aussi les raisons de l’accès si violent et immédiat à la mort dans la psychose et ses raptus.

Ainsi, avec l’analyse qu’en fait Lacan, Wedekind fait vraiment avancer notre clinique. Cela vaut particulièrement pour les adolescents et l’amour. Notamment, quand ils sont fragiles, de structure borderline, et que leur faille psychotique se redouble avec une position sexuée féminine.

Et, dans ces situations somme toute assez fréquentes à l’adolescence, ne serait-ce qu’à penser à ces suicides si brusques et violents d’adolescents pour une mauvaise note, le théorème de Moritz acquière une véridicité clinique pour le clinicien. Puisse-t-il en être averti de prendre garde aux conséquences dévastatrices possibles pour ce sujet  car elles ouvrent, comme le dit Lacan, sur le « royaume des morts ».


[1] S Freud, Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, p239

« La vierge noire : délire de grossesse ».

Journée de l’Ecole de Ville-Evrard du 3 février 2017 : 

« L’amour et la sexualité dans les psychoses (2) »

 

 

« La vierge noire : délire de grossesse »

Evelyne LECHNER, psychiatre, chef de Pôle du 18ème secteur 

   

     « La matrice avale l’enfant que je n’ai pas fait, engloutisseuse. Je marcherai le ventre rempli toute ma vie. Femme enceinte dans la lumière entre la terre et la mer ». Ainsi s’exprime Emma Santos du fond de son asile, dans La malcastrée, brûlot saturé de folie, de sexe et de poésie. Si cette auteure quasiment visionnaire a su transcender sa maladie et intéresser les féministes dans les années 70, elle entre aussi en résonnance avec les délires de grossesse rapportés avec moins de fulgurance mais tout autant d’insistance, par nombre de nos patientes schizophrènes qui suscitent alors chez les soignants, incompréhension et sentiment d’impuissance.

      Etre enceinte sans être engagée dans la moindre histoire d’amour et sans avoir eu de relation sexuelle, qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce à dire que les psychotiques, ou du moins certaines, voire certains, d’entre eux, ne pourraient pas accéder à l’amour ou que pour eux, amour et sexualité, sexualité et grossesse ou désir d’enfant, seraient dissociés ? Quelle que soit l’invraisemblance de la situation et tous les démentis de la réalité, force est de constater que les patientes tiennent terriblement à leur grossesse délirante, ce qui nous oblige à nous interroger sur quels sont le déterminisme et la fonction de cette mystérieuse gravidité.

     Cette question est d’autant plus épineuse que, compte tenu de la gravité de la schizophrénie sous-jacente et des perturbations comportementales, relationnelles et du manque d’autonomie qui peuvent en découler, l’idée dérangeante de la possibilité d’une véritable grossesse dans ces cas, inquiète beaucoup les équipes.

     Bien des vieux psychiatres comme moi, ont eu, en début de carrière, la mauvaise surprise, après avoir été sollicités en urgence pour des maux de ventre chez une patiente hospitalisée depuis des années, de voir celle-ci subitement accoucher dans le service, alors que personne n’aurait jusque-là soupçonné l’existence d’une quelconque grossesse ; il s’agissait alors de psychotiques chroniques présentant une absence de règle induite par un traitement neuroleptique, volontiers obèses, dont la morphologie n’aurait subi aucune transformation notable et qu’on n’imaginait pas pouvoir être désirables pour qui que ce soit, ni capables d’avoir des échanges sexuels. A l’inverse, il est des patientes schizophrènes, présentant un délire de grossesse ou non, qui font soudain illusion en développant tous les signes d’un début de grossesse (aménorrhée, vomissements, ventre rebondi souvent en lien avec des problèmes de constipation, tension mammaire avec parfois une galactorrhée, effets secondaires possibles des neuroleptiques) mais qui s’avèrent n’être aucunement enceintes. Ce brouillage de tous les repères habituels a conduit, il n’y a pas si longtemps encore, à mettre sous contraception presque toutes les psychotiques chroniques qui prenaient donc, sans que cela n’ait été négocié, la pilule avec l’ensemble de leur traitement du soir.

     Ce problème éthique est heureusement abordé aujourd’hui avec plus d’empathie sans que ça n’écarte pour autant des zones d’ombre qui laissent les soignants un peu incertains… Ils sont astreints à faire passer des tests de grossesse avant de donner des médicaments éventuellement tératogènes et se retrouvent donc à devoir faire la part entre déni de grossesse, fantasme de grossesse, grossesse simulée de manière plus ou moins opportuniste, grossesse nerveuse ou, comme disent les anglo-saxons, « pseudocyesis » soit idées fausses de grossesse s’accompagnant de signes gravidiques objectifs, et authentique délire de grossesse apparaissant dès lors comme un déni de non-grossesse.

     Ce phénomène a été décrit dès 300 ans avant Jésus-Christ par Hippocrate. Au  16ème siècle, la reine d’Angleterre, Marie Tudor elle-même, aurait présenté deux épisodes d’idées fausses de grossesse. Après Harvey au 17ème siècle, Esquirol et Baillarger au 19ème, les aliénistes n’ont pas beaucoup exploré ce thème avant qu’il ne soit repris dans une première analyse d’ensemble par Toulouse et Marchand en 1901 ; selon eux, pour parler d’idée délirante de grossesse, « il est nécessaire que la croyance repose sur des faits manifestement faux, et par des procédés de jugement nettement irrationnels ». Par la suite, le délire de grossesse, associé à divers troubles cérébraux, hormonaux, endocriniens ou autres… n’est plus cité que de loin en loin dans les livres de psychiatrie, tant il est considéré comme rare et banal, tendant encore à diminuer avec la généralisation du recours aux neuroleptiques et au développement des soins prénataux. Bien qu’exceptionnellement, il peut également toucher des hommes, tel que les fantasmes de grossesse du Président Schreber le laissent supposer.

     Or, la place relativement annexe et anecdotique accordée à ces tableaux cliniques surprend au regard de leur fréquence dans notre pratique quotidienne et de leur originalité symptomatique. On serait tenté d’y voir une pathologie sexuée car nous n’avons observé, quant à nous, que des femmes en proie à de tels délires de grossesse et, sans nous être lancés dans un recensement systématique, il nous est venu à l’esprit les situations de pas moins de six patientes hospitalisées sur notre secteur au cours des deux-trois dernières années :

  • Elles ont toutes été diagnostiquées schizophrènes paranoïdes avec pour trois d’entre elles une dimension dysthymique ; le délire de grossesse était central dans leur symptomatologie, se manifestant de manière criante dans les périodes de décompensation aiguë, et persistant au-delà, de manière enkystée et chronique, chez trois d’entre elles. On constatait chez toutes, du moins dans les épisodes féconds, un syndrome de dissociation avec bizarrerie du contact, discordance idéo-affective, et une activité délirante centrée, outre la grossesse délirante, sur des thèmes de grandeur, mystiques, érotomaniaques, sexuels, de filiation, de persécution… et sous-tendue par des mécanismes intuitifs, imaginatifs, interprétatifs et hallucinatoires, hallucinations auditives et cénesthésiques essentiellement.
  • Agées de 22 à 54 ans, aucune ne vivait en couple, l’une d’entre elles ayant divorcé deux ans auparavant, les cinq autres ayant toujours été célibataires. L’une déclarait être tombée malade après une période de fiançailles qui l’aurait totalement déstabilisée, les autres évoquaient des relations amoureuses anciennes dont il était difficile d’évaluer la véracité, pas plus qu’il n’était possible de savoir si ces patientes avaient eu un jour une quelconque activité sexuelle. Aucune de ces femmes n’avait officiellement eu d’enfant.
  • Bien que de bon niveau intellectuel, aucune d’entre elles n’abordait spontanément la question du comment ce, ou plus rarement, ces bébés, seraient arrivés dans leur ventre. C’est en général le psychiatre qui leur demande si elles ont eu des relations sexuelles et les réponses sont évasives : elles évoquent l’intervention d’un improbable copain; elles parlent d’individus qui auraient pénétré dans leur chambre la nuit, en passant éventuellement à travers les murs, et les violant pendant leur sommeil. L’une se dit enceinte d’un homme dont elle aurait vu le portrait en visitant un château, plusieurs invoquent l’œuvre de Dieu. Une autre qui est convaincue d’être enceinte d’un homme entrevu au travail et désormais objet d’une fixation érotomaniaque, prétend que lorsqu’un lien est si fort, même à distance, une grossesse peut se déclencher selon un processus impossible à expliquer et plusieurs affirment, de même, que les relations sexuelles ne sont pas obligatoires pour se retrouver enceinte.
  • Bien évidemment, le constat de tests de grossesse négatifs, voire même d’une ménopause avérée, pas plus que la survenue des règles, n’entament la conviction délirante de ces femmes. Toutes nos tentatives de dissuasion ne font que les exaspérer, de même que la proposition, une fois le délire un peu tassé, de parler contraception. Aucune de nos patientes n’a engagé de démarche administrative ou médicale en lien avec la grossesse, mais elles projettent volontiers de manière peu pragmatique de devoir quitter leur unité de soins pour accoucher très prochainement. Que cet accouchement tarde à arriver ne semble apparemment pas les troubler…
  • Aucune de ces femmes ne s’insurgent de ce qui pourrait apparaître comme une effraction, un parasitage, et elles manifestent toutes un sentiment de bien-être, de plénitude, marchant volontiers fièrement, le dos cambré, ou caressant parfois avec douceur leur précieux ventre. Le sentiment de persécution émanerait plutôt de ce qu’elles ne soient pas crues, tant en ce qui concerne la symptomatologie actuelle que l’évocation curieuse, souvent dans un passé récent, de fausses-couches ou d’accouchements solitaires suivis de vol d’enfant… L’entêtement avec lequel les patientes défendent cette idée et avec quelle charge émotionnelle, soulève assez fréquemment l’hypothèse de la reviviscence possible de traumatismes anciens, agression sexuelle, inceste, accouchement secret, abandon d’enfant… sans que nous ne parvenions jamais à démêler le vrai du faux…
  • Les familles, quant à elles, ne partagent pas forcément l’étonnement des soignants qui n’en sont que plus perplexes : devant une allégation subite et incroyable de grossesse, une mère emmène aussitôt sa fille se faire examiner par une sage-femme, ce qui déclenchera une crise d’agitation avec hétéro-agressivité ; une autre mère d’une moralité jusque-là très stricte, interprète le délire de grossesse comme un désir de grossesse et annonce solennellement à sa fille ménopausée et bien en peine de vivre de manière indépendante, qu’elle a le droit de faire un enfant si tel est son bon plaisir ; enfin, une troisième mère, confrontée aux propos sexuels désordonnés de sa fille, n’a trouvé autre comme moyen le plus sûr de la calmer, que le recours à des massages de ses organes génitaux externes.

     Afin de mieux comprendre comment cette riche symptomatologie qui va jusqu’à entraîner les proches dans sa folle logique, peut s’inscrire dans une trajectoire singulière, je me propose de revenir plus en détails sur l’histoire clinique, emblématique, de deux de nos patientes enceintes chroniques :

  • Mademoiselle Amor, dont je suis la psychiatre référente, est une quinquagénaire, propre sur elle et à l’élocution claire et recherchée. Elle est petite, en surpoids, habillée de manière un peu vieillotte, avec des socquettes comme une  fillette.

Elle est issue d’une famille juive pratiquante et aisée, dernière d’une fratrie de trois. Elle décrit son milieu comme rigide ; les garçons y étaient mieux considérés et les filles qui n’avaient pas le droit de se maquiller, étaient élevées dans le but de se marier et d’avoir des enfants. La patiente évoque, dans son enfance, une ambiance familiale tendue avec beaucoup de cris entre un père sévère et une mère qui disparaissaient souvent mystérieusement sans explication ; Mademoiselle Amor a fini par comprendre des années plus tard que sa mère était alors internée en psychiatrie pour des épisodes mélancoliques, ce qui ne s’est plus reproduit depuis des années. Elle s’appliquait à ne pas entrer en conflit avec ses parents, contrairement à sa sœur qui rebelle, s’est mariée et a eu des enfants comme elle l’entendait ; son frère, lui, a entretenu pendant des années, une relation secrète avec une goy.

Mademoiselle Amor était bonne élève et a fait deux ans d’études après le baccalauréat ; elle, a occupé un poste administratif dans une entreprise pendant sept ans, s’est installée dans un appartement, seule. Elle dit avoir souffert de sa beauté étant jeune et, en effet, ses fiançailles à l’âge de 28 ans ont été un « choc amoureux », selon ses termes. Le jeune homme avec qui elle n’a pas eu de relation sexuelle et qu’elle a fréquenté pendant un an n’était pas juif, il la « rabaissait » et la « déniait », dit-elle ; elle pleurait tout le temps, a sombré dans l’anorexie, était « entre la vie et la mort », puis a rompu sur les conseils de son père. L’amoureux éconduit lui aurait prédit qu’elle aurait peur des hommes toute sa vie et effectivement, on ne lui connaît pas d’autre relation amoureuse ; la patiente affirme avoir été victime ensuite d’une tentative de viol et parle de vagues amoureux dont l’un était un cousin, un autre, un homosexuel.

C’est ainsi que Mademoiselle Amor a commencé son parcours psychiatrique, l’amenant à être mise en invalidité, à être de plus en plus dépendante de ses parents et à être, sur ces vingt dernières années, hospitalisée plus d’une dizaine de fois, souvent après avoir été retrouvée hagarde sur la voie publique. De manière assez récurrente, elle apparaît alors en proie à un sentiment de déréalisation et de persécution, elle tend à multiplier les rires immotivés et à parler seule, à la Reine Elizabeth ou à des amoureux invisibles ; elle souffre d’hallucinations visuelles, auditives et croit que quelqu’un la touche partout… Volontiers insomniaque et excitée, elle se focalise souvent sur une thématique érotique et sexuelle ; elle gêne sa voisine de chambre par ses masturbations intempestives, elle se met du rouge à lèvres dans les yeux, se dévêtit, refuse les serviettes hygiéniques proposées lors de ses règles, interprète les gestes du somaticien comme obscènes. Tantôt, elle se plaint d’avoir été harcelée notamment par un homme qui aurait « cassé les barrières » à l’intérieur de son cerveau, tantôt elle développe des thèmes érotomaniaques, centrés il n’y a pas si longtemps encore, sur un jeune et séduisant schizophrène de vingt ans son cadet. Depuis plus de dix ans, elle entretient un délire de grossesse : elle refuse de serrer la main car elle est enceinte, elle sent bouger jusqu’à quatre bébés dans son ventre ; une autre fois, elle mentionne deux bébés, l’un dans le ventre, l’autre dans le dos qu’on lui aurait, pendant son sommeil, enlevés chirurgicalement en même temps qu’un poumon. Elle affirme tantôt avoir eu des relations sexuelles, tantôt être mariée avec Dieu ; elle explique avoir voulu un jour faire un enfant sans la semence d’un homme comme l’ « Immaculée Conception » et par cet exploit, avoir espéré arrêter la guerre au Proche-Orient.

Les relations avec sa famille ont longtemps été complexes, les parents refusant la maladie mentale de leur fille et venant la sortir de l’hôpital contre avis médical, quelle que soit l’acuité de la maladie, pour l’emmener en Israël. Ce n’est qu’après la mort subite du père, il y a cinq ans, qu’un suivi régulier a enfin pu s’instituer. La mère, bien qu’ambivalente vis-à-vis du traitement médicamenteux, vient plusieurs jours par semaine vivre et dormir avec elle, tout en l’encourageant à ne pas interrompre son suivi ambulatoire. Mademoiselle Amor investit désormais, avec beaucoup d’authenticité, les soins au Centre Médico-Psychologique et à l’Hôpital de Jour. Au groupe-couture, elle s’y montre incapable de construire une robe dont tous les bouts puissent tenir ensemble mais elle aime les groupes-lecture et cinéma : elle me parle d’Amélie Nothomb et de ses démêlés avec son amoureux japonais dans Ni d’Eve ni d’Adam et de Neuf mois ferme, film comique d’Albert Dupontel où une magistrate ayant renoncé à la maternité pour pouvoir se consacrer entièrement à son métier se retrouve enceinte malgré elle…

Récemment, alors qu’elle semblait avoir parfaitement récupéré d’une longue décompensation, elle s’est plainte, les larmes aux yeux, de ce qu’elle aurait accouché deux fois en 2015, une fois à l’hôpital et une fois au domicile où des infirmiers seraient venus pour prendre l’enfant à la naissance, « comme dans la Bible » ; elle faisait évidemment allusion à une visite à domicile dans le but de la réhospitaliser et ne reprochait-elle pas ainsi à l’équipe soignante de tout mettre en œuvre pour la priver de son indispensable délire ? Une fois seulement, elle a pu exprimer un point de vue plus distancié sur ce qu’elle qualifiait de « grossesses nerveuses » : trouvant « confortable » d’être grosse, elle ressent dans son corps comme une évidence le fait d’être enceinte, puis lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle n’accouche pas, elle éprouve une incommensurable tristesse. Les idées extériorisées de grossesse sont souvent le premier signe de décompensation et celles-ci seraient en lien avec des angoisses qui se seraient réouvertes, concernant notamment la coupure du cordon ombilical avec sa mère, parvient à analyser Mademoiselle Amor. Elle s’interroge amèrement : « Pas de mariage, pas d’enfant : pourquoi je vis ? » Au commencement du suivi au Centre Médico-psychologique, elle dit attendre de moi que je lui explique comment on fait les enfants et comment on vit sa vie de femme.

  • Moins empreinte de troubles dépressifs et plus chaotique encore est l’histoire de Mademoiselle Elmer. Il s’agit d’une jeune femme de 34 ans, d’origine antillaise, qui a beaucoup grossi ces dernières années mais qui reste coquette avec un port altier et un souci de présentation,  maquillage très prononcé et imposantes coiffures africaines pouvant parfois confiner à l’extravagance. Elle s’exprime volontiers avec un léger détachement et une certaine indifférence affective.

Sa biographie est difficile à retracer tant elle l’évoque de manière floue, la revisitant constamment au gré de ses préoccupations délirantes. Tout laisse à penser que son enfance dans ce milieu de classe moyenne a été perturbée par de cruelles ruptures : elle a plusieurs grands frères et sœurs nés d’une première union de sa mère ; sa mère se serait ensuite mariée et elle est la seule enfant issue de ce deuxième lit ; puis d’un remariage, la mère a encore eu une dernière fille. Mademoiselle Elmer évoque souvent, comme figure positive, une bonne grand-mère maternelle ;  elle aurait été confiée à une tante de 5 à 11 ans, âge où elle aurait été victime d’attouchements sexuels de la part de grands frères. A l’âge de 12 ans, elle perd son père de mort brutale et s’attachera ensuite à son beau-père mais souffrira de la mésentente de sa mère avec celui-ci puis de leur séparation alors qu’elle a 21 ans.  Elle aurait eu un copain à cette période-là, relation que ses parents réprouvaient ; celui-ci l’aurait quittée après qu’elle lui ait avoué un viol récent. Malgré ces perturbations, elle  poursuivra sa scolarité jusqu’à l’âge de 17 ans, puis titulaire du BAFA et d’un CAP de vente, occupera plusieurs emplois dans le secrétariat, les écoles… Très en conflit avec sa mère, elle quitte le domicile familial à l’âge de 25 ans, trouvant refuge dans différents hôtels sociaux, enchaînant les petits boulots et projetant même de reprendre des études. Malheureusement, l’entrée dans la schizophrénie constatée dès l’âge de 23 ans met à mal tout projet d’avenir, et bénéficiant d’une Allocation Handicapée Adulte, Mademoiselle Elmer retournera vivre chez sa mère, puis après la mise à la retraite et le départ en province de celle-ci,  partagera le studio où vivent un frère, la femme de celui-ci et leur bébé ; par la suite, après bien des errements, elle ne trouvera quelque stabilité qu’en famille d’accueil thérapeutique. Mais cet équilibre fragile n’a pu s’installer tardivement qu’au prix de très longues hospitalisations, Mademoiselle Elmer ayant quasiment été hospitalisée la moitié du temps sur dix ans.

Sa première décompensation est bruyante : elle hurle, se montre agitée, agressive, dissociée, hallucinée, tenant des propos incohérents. Elle affirme ne pas être sûre de son nom et de son prénom, pense que celui qui est désigné comme étant son père, ne l’est pas en réalité. Elle dit communiquer avec Dieu et avec la Vierge Marie et veut que les gens arrêtent de l’idolâtrer ; « Dieu est une femme » affirme-t-elle avec force. Elle se plaint de douleurs abdominales et est convaincue d’être enceinte d’un frère, ce dont elle avoue avoir à la fois envie et peur. Se montrant maniérée et séductrice avec les hommes, elle revient sur le viol qu’elle aurait subi du temps de son petit copain ; depuis, elle n’éprouve plus d’émotion, ne s’aime plus, se sent sale et ne se reconnaît plus lorsqu’elle se regarde dans le miroir. La fin de l’hospitalisation sera marquée par un ralentissement psychomoteur, une hébétude avec repli et mutisme.

N’adhérant qu’imparfaitement au suivi, Mademoiselle Elmer sera ensuite hospitalisée durablement plusieurs fois, la dernière décompensation survenant au moment où le frère attendant un deuxième bébé n’a plus pu l’héberger et où une sœur s’est elle aussi retrouvée enceinte. Comme à chaque fois, le même scénario s’est rejoué avec toujours plus de surenchère. Mademoiselle Elmer raconte alors avoir fait plusieurs fausses-couches ; aux toilettes, elle aurait « perdu un gros morceau »,  vu « un fœtus flotter », en aurait été très choquée et aurait tiré la chasse d’eau. Mais elle aurait aussi accouché d’au moins six enfants qu’elle aurait abandonnés et qui seraient désormais à la charge de sa grand-mère ou de sa mère. Celles-ci auraient pris possession de son corps, sa grand-mère notamment, qui se manifestant en elle, la mettrait en transe. Elle vit son corps comme irrésistible et elle aurait pu être une artiste, chanteuse ou actrice de films pornographiques. Tous les hommes, dans la rue et à l’hôpital, soignants et soignés, seraient amoureux d’elle, la suivraient partout et la violeraient tous les soirs dans sa chambre, la meilleure preuve en étant la survenue à répétition d’un prurit vaginal. Elle simule une relation sexuelle sur une chaise, appelle au secours pour avoir été violée et on la retrouve avec du yaourt sur le ventre, pour avoir perdu les eaux et on la retrouve avec son pantalon tout aspergé.  Elle refuse les traitements car elle se croit enceinte et dit même une fois, attendre des triplés, « Le Père, le Fils et le Saint-Esprit » ; à d’autres moments, elle invoque l’œuvre du Diable. Elle est persuadée d’être une sainte, de sentir la rose, d’être élue pour accomplir une mission sur terre ; elle peut communiquer avec les morts et deviner l’avenir en posant des questions à l’eau qui coule. Et de revendiquer fièrement : « Je suis la Vierge noire ! »

Comme à chaque fois, la perspective de sortie de l’hôpital entraine une régression avec apragmatisme, clinophilie et des moments d’égarement et de perplexité dans la rue, rendant le suivi en ambulatoire très problématique. Un passage d’un an en appartement associatif a été un échec, Mademoiselle Elmer de plus en plus confinée au lit, accusant l’un ou l’autre des co-locataires d’avoir des gestes déplacés et de la violer à son insu. Un projet plus encadré d’accueil familial thérapeutique s’est finalement avéré plus contenant moyennant un travail d’ajustement thérapeutique très pointilleux. Bien que critiquant superficiellement ses délires de grossesse, Mademoiselle Elmer a continué à se croire la cible privilégiée des ardeurs de tous les hommes, jusqu’au père de la famille d’accueil qui viendrait la surprendre pendant sa douche. Elle monopolise la salle de bains pendant un temps infini et bouche systématiquement les toilettes. Elle met toute la famille mal à l’aise en faisant entendre avec impudeur, la nuit, des bruits évocateurs de jouissance sexuelle. Elle dit, contre toute évidence, fréquenter un copain et se croit épisodiquement enceinte, la mère de la famille d’accueil ne sachant plus s’il convient ou non de reprendre un ultime rendez-vous chez le gynécologue. Quoiqu’il en soit, les relations avec la famille naturelle jusque-là plutôt rejetante, s’améliorent et Mademoiselle Elmer y va régulièrement pour de petits séjours mais sa principale motivation semble être alors d’y voir le fils âgé d’un an de sa plus jeune sœur dont elle affirme qu’il est en fait le sien propre. Elle nous demande de n’en rien dire à sa mère qui lorsque nous la rencontrons enfin, nous désarçonne en estimant que sa fille n’est pas malade, qu’il n’y a pas de mal à ce qu’elle ait fait des fausses-couches et qu’elle est libre d’avoir tous les copains qu’elle veut ; elle exprime son hostilité vis-à-vis de la famille d’accueil et exige de récupérer sa fille. Devant notre attentisme, Mademoiselle Elmer, se faisant passer pour sa mère écrit une lettre de plainte à la direction, illustrative de la collusion mère-fille : « Je veux récupérer ma fille qui ira vivre chez ma sœur… ». Après contact avec le secteur de province, Mademoiselle Elmer part finalement, espérant ainsi ne plus passer pour une prostituée expliquera-t-elle, vivre chez l’une de ses sœurs à proximité de chez sa mère. Nous n’avons plus eu de nouvelle de Mademoiselle Elmer depuis trois mois…

     Voici donc deux femmes en position intéressante : ombre et lumière, vierge immaculée et vierge noire, qui renvoient l’une et l’autre à l’obscurité et au mystère des Déesses-mères préhistoriques, symbole de féminité et de fécondité. Leur quête des origines dans le bruit et la fureur prend des accents de tragédie antique et pose une question de vie et de mort.

     C’est dans la douleur que survient le miracle de la grossesse. Le drame, ce n’est pas tant l’interruption des règles, la prise impressionnante de poids, la montée laiteuse, tous ces bouleversements abdominaux… induits par les antipsychotiques et qui peuvent en imposer à tort pour une grossesse, le drame, c’est la psychose. On en retrouve tous les avatars : la bizarrerie, la dissociation, les troubles du comportement, la déréalisation, la dépersonnalisation, les dysmorphophobies, les hallucinations, la perte de contact avec la réalité…  Et plus poignant que tout, est l’angoisse psychotique : hurlements, stupeur, manifestations de terreur, impression de dépossession devant ce corps martyre mis à nu, pénétré, torturé, cassé, désintégré et qui part en lambeaux… Ce n’est pas d’un mauvais rêve éveillé qu’il s’agit, mais bien de phénomènes primaires, indicibles, insondables, et qui s’imposent comme étant bel et bien réels.

     Mais à quel vécu inconscient peut renvoyer un tel déchirement, à quelles « angoisses qui se sont réouvertes » comme dit Mademoiselle Amor ? Elle parle de la coupure du cordon ombilical et l’on est tenté de penser au traumatisme de la naissance évoqué par Tausk, qui fait de l’entrée dans la vie une agonie irréversible: perte de la fusion originaire avec la mère, perte de la fluidité du milieu aquatique, perte de la contenance des membranes amniotiques et du placenta, effraction brutale de l’air qui arrache les poumons… Et la coupure d’avec bien d’autres objets partiels ravivera ou aggravera ce traumatisme primordial, perte du sein, perte des fèces…, comme amputation d’une partie du Moi. Tout se passe comme si, dans la psychose, cette angoisse de morcellement restait à vif et entravait l’intégration de la distinction entre contenu et contenant, entre le dedans et le dehors, entre le Moi et le Non-Moi, et de ce fait empêchait l’accès à la castration symbolique, mais pourquoi ?

     Etre « malcastrée » à l’instar d’Emma Santos, renvoie forcément à une dimension transgénérationnelle, comme le suggère Mademoiselle Elmer en imputant ses troubles à l’influence de sa toute-puissante grand-mère. Mademoiselle Amor a une mère mélancolique probablement en butte à une perte d’objet et l’on peut de ce fait, imaginer que la patiente ait été une enfant en quelque sorte sacrifiée, chargée de colmater ce manque et cette souffrance maternelle, au risque d’être bloquée dans son processus d’individuation. Mademoiselle Elmer émet des doutes sur sa filiation et ne reconnaît plus son patronyme, ce qui évoque bien sûr la forclusion du Nom du Père ; autrement dit, si l’on en croit Lacan, sa mère n’ayant réussi par son désir pour le père, à poser la métaphore du Nom du Père comme principe séparateur, aurait induit une faille dans le système symbolique et une dissociation entre signifiant et signifié.

     Mais qu’est-ce qui fait que ces brèches, ces blessures archaïques si difficilement cicatrisées, se rouvrent brutalement à l’orée de l’âge adulte ? C’est là l’issue fatale d’un conflit interne qui réactive l’angoisse de séparation et induit ses masturbations effrénées quasiment autistiques: Comment supporter l’éveil des pulsions sexuelles à la puberté ou lorsque l’amour éclot si dangereusement ? Comment se positionner face à des traditions familiales intransigeantes sans risquer l’exclusion ? Comment réagir face à l’attitude ambiguë d’une mère qui, dans un mouvement de double lien, émet cette injonction paradoxale : « Sois grande, ma petite ! Sois enceinte, mon enfant ! »

     Or, comment être à la fois la mère et l’enfant, enceinte et non-enceinte, sinon par le délire de grossesse ? Celui-ci intervient bien comme un mécanisme de défense face à l’angoisse d’anéantissement, l’important ici n’étant pas de faire un enfant, ni d’avoir un enfant, mais bien d’être  enceinte, indéfiniment. L’attachement absolu des patientes à ce vécu délirant, leur détestation de la contraception, témoignent bien de son effet apaisant, voire jouissif, mais par quel subterfuge ?

  • On peut bien sûr invoquer un désir narcissique de normalité qui en se réalisant de manière hallucinatoire, gommerait la maladie et éludant soigneusement les questions insolubles de l’amour et de la sexualité, permettrait d’être, envers et contre tout, femme. Ce mouvement relève d’une tentative d’identification à la mère, à une relation duelle exempte de toute médiation paternelle, aliénante, qui ne serait basée que sur l’imitation en miroir et la répétition en écho du désir d’un autre.
  •  Mais être enceinte comme sa mère renvoie à la confusion originelle mère-bébé où chacun faisait partie du corps de l’autre et où, selon le modèle de la bande de Moebius, il n’y a pas de limite entre le dedans et le dehors, si bien qu’on peut se demander : qui parle et qui est ici enceinte de qui ? Mademoiselle Elmer qui se sent possédée par sa grand-mère, ne devient-elle pas, hors d’elle-même, la mère de sa propre mère en un système de poupées russes dont l’emboîtement illustrerait l‘incorporation de génération en génération de conflits familiaux qui lui échappent ? Ou bien, par un retournement, la patiente schizophrène se retrouverait à l’autre bout du cordon ombilical qui réparé, referait trait d’union, lien entre la mère idéalisée et l’enfant et restaurerait, dans un temps suspendu, l’état de complétude et de bien-être des origines.
  • Ce fantasme du retour à la vie intra-utérine, cette régression à un état prénatal de la libido est source d’un état de jouissance incommensurable, d’un état d’extase qui peut faire penser au « sentiment océanique » qu’évoque Romain Rolland dans sa lettre à Freud du 5 décembre 1927. Il associe cette béatitude au sentiment religieux et nos patientes ne s’y trompent pas lorsque, se référant à une culture ancestrale, elles se tournent vers Dieu, le créateur, et l’image éternelle de la vierge à l’enfant : elles revêtent à la fois la dimension christique de l’enfant sacrifié pour les péchés des autres et la dimension mythique de la virginité, corps glorieux, image transcendentale et triomphante, terre inexplorée mais support inconscient d’un possible enfantement. C’est là une première tentative de guérison : d’abord enceinte, Mademoiselle Amor se conçoit ultérieurement « en Sainte », introduisant ainsi un espace entre la mère et l’enfant qui ne soit pas insupportable coupure, et Mademoiselle Elmer ira même jusqu’à faire un « enfant dans le dos » de qui…, peut-être bien de sa mère.

     Mais malheureusement ces mises en actes dramatisées peinent à contenir la violence pulsionnelle, se désagrègent à leur tour, et l’angoisse ne cesse de réapparaître dans la dramaturgie des fausses-couches à répétition. Le détachement de ces bouts d’entrailles sanguinolents, mortifères, innommables, renvoie moins à un accouchement raté qu’au désespoir de perdre encore et toujours ces objets primaires qui tels les annexes embryonnaires, tels des déchets, sont voués à disparaître. Mais cette fois, en jetant le bébé avec l’eau du bain, la malade y est pour quelque chose ; elle n’a certes pas encore métabolisé le manque mais elle  accepte petit à petit de lâcher cette petite partie irrémédiablement mise à l’écart, elle accepte cette division qui est nécessaire pour advenir.

     De crises psychotiques en rémissions, le délire tente laborieusement à produire du sens, de  libérer le sujet de ses fantasmes originaires. Ce n’est pas d’un désir d’enfant qu’il procède mais d’un désir d’enfance, désir, par-delà le noyau traumatique, d’exister dans le temps, de s’accepter mortel et de vivre. C’est donc en fin de compte d’elle-même que la malade est enceinte et dans une tentative d’auto-engendrement, elle aspire à la délivrance et à son propre avènement. L’enjeu est d’accoucher de soi-même, de parvenir à lever symboliquement le déni, de progresser vers une place de sujet qui puisse développer sa propre pensée et son propre langage et accéder sans danger à l’Autre.

     Puisse l’Autre thérapeute avoir désormais moins peur de ce continent noir qu’est le délire de grossesse et pouvoir l’entendre comme support d’une rêverie partagée dans un authentique espace transitionnel. Il s’agit d’offrir à la femme-enfant schizophrène une contenance, une enveloppe psychique qui, en lieu et place de cette angoissante absence de limite, puisse servir de pare-excitation et d’écran où projeter cette fertile fantasmagorie. L’institution où Mademoiselle Elmer se love et qu’elle a tant de mal à quitter, fonctionne bien comme une matrice sécurisante, et afin de permettre à sa patiente de se désaliéner, de s’émanciper, la psychiatre ne doit-elle pas accepter symboliquement d’être enceinte à sa place, pour elle et tout simplement d’elle ? C’est grâce à cet étayage que celle-ci parviendra doucement à investir une véritable intimité : que le délire de grossesse ne soit plus scandaleusement clamé sur la place publique, qu’il ne soit plus impudemment dévoilé à la mère, constitue un réel progrès. Grâce au transfert, les obsessions les plus insensées deviennent fiction narrative adressée à l’Autre, partageable, réfléchie et interprétable. Avec ses propres mots, la malade psychotique va petit à petit cerner ce délire, se l’approprier et finalement l’utiliser pour combler la faille, briser la fatalité et la solitude et ouvrir la voie à une vraie renaissance, à une rédemption. Un horizon plus clair s’ouvre à Mademoiselle Amor qui en consultation la semaine dernière, m’a dit : « Le pire est derrière moi ; maintenant, je vis ! » Et Emma Santos, plus lyrique, de s’exclamer : « Moi, vieille terre ravagée, moi vieille folle, je vis, je revis. J’ai la vie en moi. J’ai en mon ventre une nouvelle race (…) J’arrache au trou de folie un fœtus »

« Histoire et actualités de la notion de psychose passionnelle ».

HISTORIQUE DES PASSIONS

 

Olivier Douville

Il y a l’amour, le désir, la passion, c’est d’elle dont je vais parler ainsi que de l’érotomanie, classée par G. de Clérembault dans les psychoses passionnelles, cette catégorie qui inclut également le délire de jalousie et l’idéalisme passionnel.

La passion

Le terme passion est emprunté au latin passio, formé, quant à lui, sur passium, forme grammaticale du verbe déconnectif  pati – le corps pâti du signifiant est une belle formule qui veut dire souffrir. Or, cette acception passive de la passion fut assez mal reçue, sinon fort mal reçue des Pères de l’Eglise qui ont eu à cœur de distinguer une passion noble, idéale, la passion christique. Une telle positivation de la passion culminera avec ce texte Limitation de Jésus-Christ de Thomas A Kempis, livre de chevet du peintre Roger von der Weyden, livre traduit un peu tardivement en France par les deux frères Corneille.

Mais au  début de l’ère chrétienne, curieusement deux passions, se sont vues parfois mêlées ensemble, à savoir la passion de Socrate dont vous trouvez mention dans l’Apologie de Socrate de Platon, et la passion christique. On trouve par exemple, non pas cette assimilation mais ce parallèle, au moment où l’Eglise va vers la Grèce puis vers l’Orient, dans les Lettres d’exil de J. Chrysostome.

Toutefois, à côté d’une lecture théologique de la passion, une position plus empiriste rejoint certaines préoccupations chères à la philosophie morale. Depuis Galien, la médecine et la psychologie qui en découle, s’inscrivent sous la dépendance de l’éthique, les mouvements de l’âme et donc  ses affections étant systématisées et interrogées en fonction des troubles passionnels.

On peut ici préciser que Galien, suivant la doctrine de Platon, distingue trois formes d’âme et localise chacune d’entre elles dans des parties distinctes du corps humain : une âme hégémonique, une âme rationnelle en rapport avec l’encéphale qui juge selon la vérité et l’erreur, une âme thymique en rapport avec le cœur qui se trouve à l’origine des emportements et de la violence, emportement et violence n’étant pas toujours considérés comme une si mauvaise chose. « Le mélancolique, ce héros » disait  le plaisant Aulu-Gelle grammairien, compilateur et chroniqueur romain du deuxième siècle de notre ère, « Ce furieux », tel que le caractérisait un siècle plus tôt Cicéron dans les Tusculanae disputationes, pouvait à qui s’aventurait à dialoguer avec lui causer des effets de surprise, voire de vérité – ce sont là des assertions qui courent de l’Antiquité à la Renaissance depuis Le Problème XXX, 1, d’Aristote, L’homme de génie et la mélancolie.

On dirait que les passions, en tant que nous les entendons maintenant, sont plutôt dépendantes de l’âme thymique que de l’âme végétative, si on se réfère à la typologie de Galien, elles échappent à la raison mais la raison peut les infléchir. Et c’est bien ce dogme selon quoi la raison peut infléchir des passions qui a véritablement marqué les débuts de la psychiatrie et la naissance du traitement moral, puisque, par exemple, Hegel rejetant sur ce plan Kant et Locke, rendait par contraste hommage à Pinel d’avoir soutenu qu’il était loisible de soigner les passions grâce à l’ordre des raisons.

C’est avec La folie d’amour aussi bien en Occident qu’en Orient, que ce sont fixés de grands moments discursifs sur le partage de la raison, de la déraison. On pense aussi, par exemple, à ce qui a été ramené en Europe par la médecine arabo-perso-musulmane, à partir de Cosntantin l’Africain, habile compilateur de Isaac Ibn Imran (mais guère plus inspiré) au sud ouest  de Naples à Salerne, mais aussi à  ce grand poème bédouin, Majnun et Leila, La folie d’amour, qui relate une passion extraordinaire.  C’est ce poème que Guillaume IX d’Aquitaine  le grand père d’Aliénor d’Aquitaine avait rapporté avec lui revenant de la croisade emmenée par Godefroy de Bouillon et qui est une des sources de ce que l’on nomme confusément « l’mour courtois ». « Majnun » est par la suite devenu un nom commun qui désigne  la folie amoureuse, voir celui qui est frappé par une idée fixe). Souvenons de ce passage où Majnun dit à Leila : « Leila, ne me trouble pas, ne vois-tu pas que je suis en rapport avec Leila ». Dans cette passion, il y a plus qu’une idéalisation de l’objet, c’est un attachement à une espèce d’illumination de l’objet. Une survalorisation illuminée. Leila n’est pas à la hauteur d’elle-même telle qu’elle est illuminé par la folie de son amant

Au XVIème siècle, un renversement s’opère sans doute lié au retour d’une sorte de « galimatias » philosophique aristotélico-platonicien du à Marsile de Ficin et Giovanni Pico de la Mirandole et le mot passion prend résolument un sens actif. Effet tardif de cet écrit fantasque, la Théologie d’Aristote, qui est une théologie mais non point d’Aristote, tant elle est un compendium laborieux des dernières Ennéades de Plotin. Ce sens actif va se véhiculer au fil des siècles et sera consacré dans le pathos du  romanticisme français et à travers l’inquiétude métaphysique du romantisme allemand, quoique déjà présent dans les textes littéraires du Grand Siècle.

Il y a un art, non pas de nier ses passions, mais de les codifier, de les montrer, de les peindre, de feindre qu’on les montre, il est préférable de montrer qu’on les feint, c’est l’exercice obligé de l’art de cour, pour saisir cet art, Les Mémoires du Cardinal de Retz sont une bonne référence. Les mouvements du corps, la physionomie du visage, les registres de la voix, les directions du regard traduisent et trahissent les mouvements de l’âme tels qu’ils doivent être sévèrement codifiés dans la règle des salons et dans les règles encore plus strictes de la cour. En un code, l’essentiel de la passion pourrait se signifier. Ce qui n’exclut pas que la passion, après que l’art de cour se soit vulgarisé et relâché dans les bienséances des manières bourgeoises, persiste loin des codifications des semblants comme quelque chose au plus vif du sujet et la psychiatrie fait très vite, pour ne pas dire d’emblée,  une place importante aux passions. La classification d’Esquirol est une classification des passions.

Déjà, la thérapie par la parole que veut mettre en place Pinel, se réfère aux stoïciens, faire jouer une passion contre une autre. Or, la tradition philosophique française ne manquait pas de théoriciens des passions, comment ici ne pas évoquer Descartes ? Comment ne pas évoquer Pascal ? Mais la révolution française vise un énorme retour à l’antique et Descartes et Pascal étaient des sujets du roi, plutôt alors chercher les héros de la république romaine ou de la démocratie athénienne, on les trouve : Platon, Aristote, souvent accommodés à  toutes les sauces, et des héros on en  trouve aussi chez les stoïciens.

La passion se définit alors comme une manie, un attachement exclusif, impérieux, peu traitable sinon intraitable à un objet. A la Salpétrière  au moment où exerçât  Georget – le disciple le plus brillant d’Esquirol – le peintre Géricault plante son chevalet et peint des portraits de passionnés, des passionnés du jeu.  Nous sommes dans les années 1820.

Avec la théorie de la dégénérescence, la dimension exclusivement passionnelle, trouble mental, se réduira à  un signe de dégénérescence, elle ne sera plus que le stigmate vibrant d’un déséquilibre héréditaire entre les centres corticaux, antérieurs, inhibiteurs et raisonnables, et les postérieurs.

D’autres modèles reposent sur une sorte d’architectonie du corps qui peut nous sembler un peu farfelue : Achille-Delmas et Génil-Perrin décrivent, à côté des constitutions cyclothymiques, le rôle prévalent d’éléments passionnels dans la nature de la constitution émotive et, de ce qu’ils appellent, la constitution mythomaniaque.

L’érotomanie

Les avancées de G. de Clérembault inscrivent, à partir de 1921,  la passion dans le cadre des pathologies délirantes, c’est la clinique passionnelle.

Pour expliquer les ressorts de l’érotomanie selon G. de Clérembault, j’aborderai tout d’abord la clinique différentielle. L’érotomanie se différencie de l’idéalisme passionnel et de la revendication. Dans son recueil sur L’érotomanie[1], préfacée par F. Leguil, on peut lire et c’est capital que l’érotomanie commence par un postulat. Le postulat n’est pas exactement une croyance, il n’y a pas le point de doute avec quoi la croyance se débat dans le postulat. Il n’y a pas exactement ce que nous entendrions habituellement par savoir, c’est-à-dire quelque chose qui peut se dialectiser. C’est un postulat et ce postulat s’impose avec toute la force d’une révélation qui illumine la vie du sujet. G. de Clérembault parle de coup de foudre mais tout de suite ce coup de foudre est attribué à l’autre. Il y a cette formule importante : lastre de l’amour est attribué à l’autre.

Le postulat repose sur : je suis aimé par.   G. de Clérembault distingue alors  trois phases qui ont chacune leur intérêt : quelque chose qui serait de l’ordre de l’espoir, l’espoir que l’autre se range à cette place. Il est absolument impossible, impensable, que l’autre quitte avec désinvolture ou plus tard, tenu pour du mépris, le piédestal sur lequel le coup de foudre l’avait érigé dans la pleine lumière du ravissement. Mais l’autre ne répond pas. Sa réponse peut être cherchée, mais elle n’est pas là. Sa réponse peut être attendue, mais elle n’est pas là. Après cette deuxième période dite de dépit, s’en suivrait alors, très vite selon certains cas, beaucoup moins vite selon d’autres, une période de rancune. Si l’érotomanie se range à côté des délires de jalousie et de revendication, elle ne se confond pas pour autant avec un délire de jalousie. La question du rival ou de la rivale est secondaire, ce qui compte, c’est être l’objet électif de l’autre, qui souvent par faiblesse, ne donne pas signe, n’avoue rien. Voilà un trait clinique important, nous en sommes pas ici dans une dialectique de la jalousie qui exacerbe par projection les coordonnées d’un drame œdipien,  ce n’est pas quelque chose qui alimente le délire érotomaniaque, ce qui alimente le délire érotomaniaque c’est : l’autre ne répond pas.

La revendication n’est pas toujours aussi simple, la revendication, très vite, se dissout dans le chagrin et la rancune.  Il n’est pas si évident que le sujet érotomane exige, comme pas mal de névrosés, que l’amour qui est porté à l’autre lui soi remboursé par un amour en retour, c’est autre chose, c’est un effet de révélation : l’autre m’aime, il n’en veut rien savoir, c’est le point de départ de l’érotomanie son nerf organisateur.

J’insiste, la passion érotomaniaque est un postulat à quoi s’ajoutent des propositions données comme évidentes ou déjà démontrées. On peut alors se demander ce qui peut provoquer ce coup de foudre : quelle rencontre ? Comment y échapper ? Fort heureusement, avec EVE (Ecole de Ville Evard) nous sommes impliqués dans une pratique de la psychiatrie où il est fait cas de la rencontre et du dialogue. Au reste, je vois mal comment les psychanalystes échapperaient à être enseignés sur la rencontre. Nous ne pouvons donc pas éviter la question suivante : que se joue-t-il dans une rencontre par érotomanie ? De sorte que l’érotomanie reviendrait peut-être à parler, entre spécialistes, d’une pathologie mentale mais reviendrait aussi à nous interroger sur la question de l’amour et de la haine dans le transfert, sans peut-être toujours le réduire à cette fameuse hainamoration ou à ce cliché qui, à défaut d’être inexact ou à tout le moins être encombrant, celui qui édicte qu’il ne saurait y avoir  d’amour sans haine, l’inverse étant tout de même beaucoup plus discutable.

Le coup de foudre, je l’ai dit, est attribué à autrui, mais cet autrui, personne, peut-être, ne l’a jamais rencontré. Dans la thèse de Lacan sur L’autopunition – terme qu’il a repris à juste titre d’un ouvrage d’Hesnard sur L’autopunition et dont il en a fait un très bel usage un trait, l’image par exemple, peut déclencher une passion érotomaniaque. Je pense aussi à quelques phrases étonnantes de patientes/patients qui avaient connus des moments érotomaniaques ou venaient à témoigner d’un délire érotomaniaque naissant : « J’étais dans son bureau (c’est un lieu de travail), j’ai vu soit qu’il avait un sourire inhabituel, soit qu’il pleurait, soit qu’il me regardait d’une façon étrange, c’est donc qu’il m’aime  ».  Modérons en ce point nos hâtes à banaliser ce point où le coup de foudre qui est tout de suite attribué à l’autre, est déclenché par le fait que le visage de l’autre – c’est souvent le visage – apparait dans une étrangeté ravissante. C’est un fait : parler avec quelqu’un qui débute une passion érotomaniaque, hé bien si l’on perd son temps à vouloir contrebalancer ses arguments, sur bien des plans, les arguments vont céder comme autant de fanfreluches.  On aura trouvé alors la joie ineffable de se dire, j’ai enfin permis à ma patiente/mon patient de critiquer son délire… Cela ne va pas bien loin.  Et le nerf, le ressort central revient dénudé et solide.

Ainsi telle patient me disait «  Certes, les quelques circonstances dont je vous ai parlé, qui pourraient démontrer qu’il est fou de moi, oui, peut-être, on peut en parler… mais j’ai bien vu que quelque chose s’est passé, qui démontre… »

L’érotomanie peut, mais pas toujours, se « compliquer » de persécution : quand la phase de dépit n’est pas tant que cela mélancolique mais plutôt mélancolique-persécuté, cela signe un rapport à l’autre où celui-ci s’impose comme le lieu d’émission de libido qui prend le sujet pour cible.

A cet endroit, notre manie de la relation ou une certaine défiance vis-à-vis de l’amour de transfert, nous inciterait à confondre, peut-être, la position hystérique d’avec la position érotomane et c’est sur ces quelques propositions de distinction que je me permets de conclure :

-  la position hystérique du sujet interroge le sens, les phénomènes, le sens des signes émis par l’objet. La question centrale tourne autour de la valeur que le sujet prend au regard du désir de l’autre avec la mis en avant d’une possible angoisse corrélative. L’érotomane interroge le lien entre ces signes par rapport au postulat.

- Si la position hystérique vise à savoir, non sans l’épreuve d’un doute et non  sans l’éprouvé de quelques insatisfactions, où le sujet peut trouver domicile  dans ce fatras de signes qu’émet l’autre et qui encombre, la position érotomane est nantie d’un savoir et dans un rationalisme en airain, sa question essentielle est bien de se demander pourquoi les phénomènes apparaissent sous des apparences si tant opposées conséquences prévisibles du postulat initial

Est-ce pour autant que l’amour érotomane est un amour mortifiant ? Pas nécessairement et pas toujours. On pourrait dire que l’érotomane aime mais est très peu concerné par les questions de la sexualité et de la jouissance sexuelle, ce qui fait en sorte que la sexualité et la jouissance sexuelle ne viennent pas signer la demande d’amour à l’autre. D’une certaine façon, l’érotomane délivrant l’amour de la jouissance, ne nous amène-t-il pas à reposer la question de l’amour dans les psychoses du fait de cette déliaison de la jouissance qui peut retourner et dans les états de corps et dans des phénomènes de corps ?  D’autre part, y-a-t-il une alliance possible entre l’érotomane et son objet ? Ce sont d’autres questions que je laisserai ouvertes.


[1] Gaëtan Gatian de Clérambault (1921-1923), L’érotomanie, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.

« Un couple qui va bien »

Sexe etAmour dans la psychose

“Un couple qui va bien”

Julie Varoqueaux et Xavier Lallart

 

Introduction

-        Plusieurs couples de patients atteints de psychose sont suivis depuis des années dans le service. Ils se sont rencontrés au pavillon pendant leur hospitalisation ou à l’HJ.

-        Il est difficile de savoir ce qui a pu les rapprocher dans un tel moment de détresse. Le plus souvent les couples se forment lorsque les personnes vivent des moments heureux, en vacances, pendant les loisirs, au travail au cours des poses, … au moment où la personne se présente sous son meilleur visage. Quand ils se rencontrent dans les moments défavorables, cette relation est d’emblée marquée du sceau d’une inadéquation dans le rapport, il y a un protecteur et un protégé, même si parfois les échanges sont alternatifs. Mais quand deux patients, envahis par la maladie psychotique se rencontrent dans le pire des moments, est-ce pour s’entraider, se soutenir ou est-ce par amour, par désir ? L’amour, on l’avait déjà dit la dernière fois, c’est … « donner quelque chose qu’on croit avoir, à quelqu’un qui est supposé en vouloir », pour paraphraser cette terrible sentence.

-        Le couple que nous avons choisi, est suivi depuis longtemps dans le service. Rien au départ ne les prédestinait à une union. Le seul point commun qu’ils avaient, était la maladie. C’est elle qui les a amenés à se rencontrer, à un moment précis, dans un lieu précis ; c’est l’hospitalisation qui a soudé leur destin. Personne n’a su si leur horoscope avait prévu cette rencontre imprévisible.

-        Pour présenter le couple, sur le modèle des « amoureux à la Peynet »,  je vais commencer par décrire Valentin, non pas par discourtoisie, mais parce qu’il me semble que c’est lui qui a été l’instigateur, le promoteur, au sens étymologique, de cette union. Puis suivra la présentation de Valentine. Ma présentation va connaître des blancs car, si je les connais bien tous les deux depuis longtemps, je ne les ai pas suivi en entretien et aussi, il y aura des zones naturellement privées que j’ignore. Le Dr Rosenfeld, Julie et les dossiers m’ont aidé pour retracer leur biographie. Ensuite, Julie, qui est infirmière à Agora, l’HJ, et une soignante attentive auprès d’eux depuis des années, présentera l’histoire du couple au sein de cette structure.

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1/ Valentin (Fr Gir) : 1956 à60 ans

-        Biographie par étape : Pour planter le décor de la famille de Valentin, on peut déclarer qu’il est né sous le signe de la discorde. D’abord, les familles respectives de la mère et du père s’opposaient à leur mariage ; ensuite la mère désirait un deuxième enfant, le père refusait. Et ce désaccord était la face visible de l’iceberg. Il est né il y a 60 ans et sa mère le reçut comme un don du ciel. Elle a été comblée de bonheur par ce « beau bébé rose », selon son expression, qui est devenu quelques années après, un garçon calme, gentil, « blond aux yeux bleus ». Elle gardera longtemps un amour maternel très fort à son endroit, au point que cette affection a toujours suscité de la jalousie de la part de la sœur aînée et du père.

-        Nous allons dérouler la biographie par étapes chronologiques. A l’école, il a été un assez bon élève jusqu’à l’âge de 7 ans. Mais ensuite, un désintérêt s’est progressivement installé. Il est devenu turbulent, indiscipliné. En 6ème, il était infernal, se montrait un véritable caïd à la récréation et faisait souvent l’école buissonnière. Les premiers troubles du comportement dateraient de cette époque, période où les parents avaient des relations particulièrement houleuses.

-        En 4ème, à 15 ans, après un autre redoublement, les résultats scolaires étaient tellement bas, Valentin avait tellement désinvesti le lycée que, de guerre-lasse, les enseignants conseillent aux parents de l’orienter dans une école de dessin, car il passait son temps à cette unique activité. Mais là encore, dans cette école, il s’est senti à part, rejeté par ses camarades et mal estimé par ses professeurs. Il a donc abandonné totalement ses études. Oisif, il s’est alors isolé pendant plusieurs mois et restait agressif avec ses parents, notamment avec son père.

-        A 17 ans, il a découvert avec enthousiasme l’époque fascinante hippy. Après les tourments au sein de la famille et de l’école, il trouvait la philosophie pacifique indienne, la nonchalance des mœurs, les trips planants des drogues (LSD, Opiacés, cannabis). Il avait même fréquenté une secte, à la recherche d’un gourou, personnalité puissante, protectrice. Rejetant la société matérialiste bourgeoise, il avait été aussi auteur de quelques délits mineurs, pour épater ses camarades, dira-t-il.

-        A 18 ans, il est hospitalisé à Saint Anne, pour un épisode de dépersonnalisation et délire de persécution. Il était méfiant, le médecin constatait un négativisme. Devant ce premier épisode psychotique aigu, on avait évoqué, comme facteur déclenchant, la prise de toxiques.

-        Il faut préciser que l’atmosphère familial était au plus mal à ce moment-là ; son père se montrait toujours violent, agressif avec sa femme et sa mère restait toujours très attaché à son fils, voire intrusive.

-        A 21 ans, deuxième hospitalisation pour un épisode psychotique, au cours duquel il était persuadé d’avoir commis un meurtre. Il sort de St Anne et va habiter en colocation avec un ami, pour fuir le contexte familial conflictuel. On apprendra qu’il s’agissait d’une relation homosexuelle. Elle durera environ 3 à 4 ans. La mère, devant sa décision qu’il aille habiter dorénavant chez un ami, déclarera que c’est « mieux que de rester à l’hôpital », et que ce jeune homme « est quelqu’un de très bien ». En fait, les relations vont se gâter au bout de quelques temps.

-        Un jour, à 23 ans, il se sent mal, il téléphone à son père mais la conversation tourne mal, ils se querellent. Deux jours après, il se défenestre du 4ème étage. Polytraumatisé, on l’opère d’une ablation de la rate et d’une fracture ouverte de l’avant-bras ; il reste quelques temps en réanimation avant de retourner en psychiatrie.

-        On ne comptera pas ensuite tous les gestes suicidaires ou mutilatoires : les brûlures de cigarettes sur les bras et le corps, les scarifications notamment au cou avec une lame de rasoir, les phlébotomies, la tentative de strangulation avec un foulard, la tentative de s’immoler en s’arrosant d’essence, les projections dans l’escalier, sous un camion, ou sur les rails du métro, …. L’idée du suicide est toujours présente d’une manière latente, mais elle devient une tentation pressante à réaliser dès qu’il se sent coupable, dès qu’il rencontre une contrariété. On ne pourra pas non plus compter les hospitalisations à sa demande ou en SDT.

-        Les relations entre le père et la mère, qui sont maintenant seuls à la maison, vont au plus mal et il est question de divorce. La mère l’envisage sérieusement, le père s’y oppose. Alors que Valentin est hospitalisé, la mère découvre un soir en rentrant chez elle, le corps inanimé de son mari qui s’est tiré une balle dans la tête. Toutes les précautions sont prises pour annoncer le décès de son père, mais dès qu’il l’apprend, il est très choqué, culpabilisé. Pendant une longue période les intentions suicidaires avec autoaccusation vont devenir une obsession.

-        La famille : La constellation familiale donne des éclairages sur la construction de la personnalité de ce patient.

  • Le père est décrit comme un homme nerveux, agressif, impulsif. On apprendra qu’il existait de nombreux conflits dans sa propre famille et plusieurs de ses ascendants présentaient des pathologies mentales. En entretien, les médecins le décrivent comme un homme suffisant, prétentieux, qui parade. Son fils le hait, il en parle comme : « d’un tyran, d’un cochon, d’un maître absolu ». Il a peur parfois qu’il frappe sa mère, mais aussi qu’il se suicide. Le père, comme Valentin, se perçoivent consciemment comme des rivaux vis-à-vis de la mère. Le père n’a jamais voulu d’enfant, surtout pas d’un deuxième.
  • La mère, issue d’une famille cultivée, est une femme affective, mais possessive et qui désira ardemment des enfants : contre l’avis de son époux, elle mis au monde une fille d’abord, puis Valentin. Pour son fils elle dira de lui qu’il l’a comblée les premières années. Ils ont été très proche tous les deux et cette proximité n’a échappé à personne, même à Valentin qui parle lui-même de relation inconsciemment incestueuse. Il dira : « je suis fanatiquement attaché à ma mère », ou encore « quand je pense à ma mère, à l’amour de ma mère, ça me fait du bien »²*. Mais il reconnaît aussi qu’elle l’a « enfermé dans un rôle de gamin » ; qu’« elle veut qu’il reste bébé ». La mère de son côté reconnaîtra plus tard qu’elle l’a sans doute trop couvé. Cependant, elle reste toujours actuellement, très intrusive, au point par exemple de surveiller son hygiène du corps. Valentine confiera un peu choquée à Julie, qu’il se promène nu devant sa mère.
  • Avec sa sœur, il y a toujours eu un rapport de jalousie. Le patient avouera, par exemple, qu’il ressentait une certaine satisfaction quand elle recevait des coups par son père. Elle s’est échappée rapidement du foyer familial pour épouser un homme, sans le consentement des parents.

-        Clinique psychiatrique : Valentin incarne le visage même de la  schizophrénie. On retrouvera dans les différents certificats médicaux d’entrée à l’hôpital toutes les formes ; la forme hébéphrénique, la forme dissociative, la forme paranoïde (il manque la forme catatonique).

  • Lorsqu’il fait le récit de son premier épisode, on retrouve des phénomènes élémentaires. Lorsqu’il avait 17 ans, il était en vacances au bord de la mer avec ses parents. Six mois auparavant il avait pris du LSD. A cette période -là, il a fait une expérience angoissante de dépersonnalisation avec une impression de morcellement du corps. Déjà en partant de Montreuil, il était dépressif et, arrivé dans cette région balnéaire, il avait projeté de se suicider. Lorsqu’il était seul dans sa chambre, il a senti subitement son corps se couper en deux et ensuite, il s’est vu rapetisser. Après une période de frayeur paralysante, il a été comme aspiré par la plage, dit-il, par une source céleste. Il est donc sorti de sa chambre, a marché au bord de la mer et a renoncé alors, sans comprendre les raisons, à se suicider. De retour dans sa chambre d’hôtel il a senti qu’on prenait possession de son corps pour l’écraser de l’intérieur.
  • Depuis des années on a pu noter plusieurs syndromes pathognomoniques de la schizophrénie et on pourrait en faire un inventaire à la Prévert :
    • un syndrome de dépersonnalisation, il dira par exemple : « je ne suis jamais moi-même, en moi il y a un dualisme » ; ou encore « il y a en moi un SS, car je fais mal comme un SS » ; « j’ai en moi Hitler, qui me pousse à tuer ou à me tuer » (à noter qu’il reste un doute sur une personne de sa famille qui aurait été collabo pendant la dernière guerre mondiale, alors que de l’autre côté de sa famille, il y aurait eu un résistant) ;
    • un délire de persécution : « on me juge comme si j’étais un anarchiste ; je suis banni, condamné »
    • un syndrome d’influence avec hallucinations auditives : « on me commande de me tuer » ;
    • le signe du miroir : « je me regarde trop dans la glace, j’essaye d’être quelqu’un que j’ai connu ». Une autre fois, il nous raconte qu’en se scrutant dans le miroir « suis-je un homosexuel ? Si c’est le cas, je ne suis pas un homme »,  « quand on se regarde dans le miroir, on s’évite, on culpabilise de voir autant de beauté » « quand je me regarde dans la glace, je trouve que je ressemble à mon père … non à ma mère » ;
    • des angoisses : « j’ai peur de mes fantasmes », « j’ai peur de tuer mon père » ;
    • des impressions de transformations corporelles : le corps se rétracte, se fragmente, ou cette phrase énigmatique : « chez moi, le derme prend la place de l’épiderme tout comme le H prend la place devant le C » ;
    • des néologismes : « ascagne » ;
    • des barrages « les mots sont dans ma bouche et restent figés » ;
    • des fadings lorsqu’il était hospitalisé ; un syndrome dissociatif ;
    • une ambivalence ; un apragmatisme, une incurie, des rituels conjuratoires.
  • Concertant l’amour et la sexualité, je vais énumérer quelques-unes de ses réflexions : « Quand on quitte un amour, sur un mot, on peut tomber malade ». « Un chagrin d’amour, comme la perte de la libido, ça rend fou ». « Quand on se couche, c’est une torture s’il n’y a pas de compagne ». « L’amour c’est obéir à l’autre plus qu’à soi-même » ; « L’amour c’est comme quelqu’un qui viendrait s’enchevêtrer à soi ». « C’est difficile de faire la dissociation entre la tête et le sexe ».
    • Citations des parents : Sa mère déclarait « pour lui la sexualité est secondaire », elle ajoutait : « les femmes aussi pour lui sont secondaires ».
    • Lorsqu’il était pré-adolescent, son père s’était moqué de lui lorsqu’il avait découvert son intérêt pour une jeune fille.

2/ Valentine (Mo Sot) : 1949 à67 ans

-        Biographie : Le début de la vie de Valentine a des points communs avec celui de Valentin. Elle aussi, elle est arrivée dans un climat familial très orageux.

-        Le père est un homme très violent, il boit de l’alcool et il fait régner la terreur. Par exemple, Valentine, petite, n’osait pas passer devant la porte des parents la nuit pour aller aux toilettes et elle se soulageait en cachette dans un vase. Le repas, dit-elle, était un calvaire personne ne savait qu’elle attitude adopter, car tout pouvait déclencher une crise de fureur. Il frappait sa femme et ses enfants ; « il tapait surtout son fils à coup de pied et surtout sur la tête ». Il disait à son unique fils, en présence de ses 5 filles : « si tu te maries, tu taperas ta femme comme moi » ; du coup il est resté célibataire et il s’est engagé dans la légion. Mais elle reprend avec indulgence : «  mon père tapait ma mère, mais en même temps, il y avait 4 enfants et 2 bébés dans un petit appartement », « il a beaucoup travaillé pour élever les enfants », «  il a arrêté de taper ma mère à 35 ans, il a quand même compris ! », «  les maris sévères ça arrive souvent ». Mais, malgré la crainte qu’elle éprouve pour son père, elle reconnaît qu’elle était sa préférée.

-        Sa mère : est une femme douce, tolérante, dévouée. Elle dira d’elle après sa mort : « elle était si gentille et si courageuse, mon chagrin réel qu’il soit ». Pourtant, elle aura des réactions violentes à son égard, crises clastiques lorsqu’elle sera adolescente, car sa mère « était trop parfaite ». Cette dernière, victime de violences domestiques régulièrement, elle avait envisagé le divorce depuis longtemps, mais elle attendait la majorité de ses enfants, craignant qu’ils soient placés. Lorsque Valentine a 24 ans, les parents divorcent, et elle ne verra plus jamais son père.

-        Ses parents sont décédés, le père quand elle avait 46 ans, sa mère lorsqu’elle en avait 55 ans.

-        Enfant, Valentine se montrait craintive, elle souffrait de phobies des animaux, notamment des chiens. Sa sœur cadette de 9 ans, témoignait en soulignant sa surprise : « A 17 ans, ma sœur qui auparavant était douce, gentille, toujours attentionnée, est devenue subitement agressive, elle pleurait des journées entières enfermée dans sa chambre, ne voulant voir personne, parlant de suicide et repoussant tout le monde ».

-        Valentine confie à Julie que le premier lien amoureux fut assez précoce : Alain à 11 ans. Elle a suivi une scolarité jusqu’à 14 ans. Elle a obtenu un CAP de dactylo. Elle a commencé à travailler à partir de l’âge de 15 ans et a exercé dans plusieurs entreprises pour des durées de 1 à 3 ans.

-        Une semaine avant sa majorité, elle quitte le domicile familial et laisse une lettre sans adresse. Elle est hébergée chez une amie avant de trouver une chambre de bonne.

-        A 18 ans, elle est agressée dans le métro par 4 jeunes gens. Ils ont essayé de la déshabiller en plein jour, elle a été sauvée probablement d’un viol, par une dame qui l’a défendue en criant au secours. Après cette agression, elle n’est plus devenue la même, elle est restée au fond de son lit, sans boire ni manger. Elle a eu des préoccupations corporelles et s’est retrouvée réellement très amaigrie. Elle a dit avoir eu des sensations de transformations corporelles.

-        A 25 ans elle rencontre un ami dans un dancing. C’est un coup de foudre, un lien fort les rapproche et ils vivent ensemble pendant 3 ans. Elle tombe enceinte mais elle doit avorter. Elle garde toujours un souvenir émue de cette liaison amoureuse, mais elle n’en parle qu’à Julie et, de surcroit, en chuchotant, en précisant que c’est « son jardin secret ». Il a été pour elle son grand amour, elle le décrit comme un homme affectueux qui la soutenait : « je l’appelais mon médecin tellement il me comprenait, c’était extraordinaire », sa mère lui aurait dit, d’ailleurs, à cette époque : «  je ne te reconnais pas quand tu fais la belle ». Quand il l’a quittée, elle dira que : « c’est le pire d’une défaite totale ». Elle a éprouvé, ajoute-t-elle, beaucoup de chagrin. Après coup, elle a perdu son travail et est retournée chez sa mère.

-        Cliniques psychiatriques : Les premiers troubles commencent à 18 ans et là encore on retrouve tous les signes d’une schizophrénie.

  • Elle est hospitalisée pour des épisodes d’excitation, avec un dévidage logorrhéique de mots, des coq-à-l’âne, elle est volubile. Par moment, elle a ces crises clastiques, puis, comme dans les états mixtes, elle devient triste.
  • Elle a des signes de dépersonnalisation ; avec le signe du miroir : scrute le miroir avec l’impression d’avoir un visage déformé.
  • On retrouve des hallucinations auditives : on lui fait des réflexions, on l’insulte. Stéréotypies.
  • Les préoccupations délirantes autour du corps, comprennent des phénomènes xénopathiques : « elle a mal au cerveau ; j’ai quelque chose d’étranger dans le cerveau, seule la chirurgie me l’enlèvera ; j’ai comme un cancer dans la tête ». Elle dit avoir une gêne dans les jambes et se plaint de les avoir rouges ou violettes. « Quand j’ai pris le RELVEN pour mes jambes violettes j’étais encombrée de moi-même, je ne voyais plus clair dans la glace, comme si je n’étais pas sur terre, j’ai senti des mauvaises odeurs sur moi », elle parle de ses règles : «  je ne les vois pas, ça vient du cervelet ». Elle dit être honteuse et avoue avoir « une profonde obsession d’infériorité ».
  • On retrouve aussi un délire d’empoisonnement (à l’Hôpital de Jour, elle s’interroge souvent, avec méfiance, sur le contenu du verre à boire, elle réclame souvent des « liquides vitalisants »).
  • Elle a souvent peur d’être agressée, d’être kidnappée (ce sentiment de peur lui revient surtout quand elle est seule à la maison, la présence de Valentin l’apaise).

-        De ses premières hospitalisations elle dira : « Je suis tombée malade au moment de l’amour », «  j’ai eu une coupure, j’étais malade », «  je ne suis pas vivante ». « Je ne peux pas taper tout le monde pour changer les choses ». « Quand je suis entourée je suis gaie », «  Si je suis entourée, j’aimerais mieux la vie », « Quand on sent de la chaleur j’ai envie de parler », « Quand on m’écoute je me sens soutenue ».

-        Valentine vivait avec sa mère avant de s’installer chez Valentin. Après une période de bonne harmonie, leur relation a connu des hauts et des bas, chaque conflit était source de ruptures et d’effondrements.

3/ Rencontre : Mais Valentine a l’habitude de dire, comme d’ailleurs Valentin pourrait reprendre cette même interrogation : « Qu’est-ce que je serai devenu sans lui ? ».

Conclusion

-        Ce qui frappe dans ces deux biographies et dans ces deux descriptions cliniques, ce sont les nombreuses similitudes :

  • Le climat familial houleux, avec des pères violents : cette violence aboutit à un divorce pour l’un, à un suicide pour l’autre. Ces deux patients ont connu une enfance où la violence faisait partie du quotidien. Les mères subissaient les brutalités des pères.
  • Tous deux présentent un tableau typique de schizophrénie ; la particularité des délires paranoïdes est le caractère hermétique, impénétrable et finalement unique. Le délire ne se partage pas. Valentine se rend compte que Valentin délire, elle s’en plaint, nous en fait la remarque ; et pour Valentin, c’est la même chose. Ce n’est pas le cas chez les paranoïaques qui peuvent avoir un délire à deux, dans un couple ou dans une même famille.
  • La relation qui fait lien, pour les deux, est basée sur le mode d’une tendresse, malgré des moments de tension, de conflits, et parfois de violence. Une dépendance affective les soude. Valentin est possessif, jaloux, inquiet d’une éventuelle rupture. Valentine, ne peut pas vivre sans lui, même si un grand amour dans sa jeunesse reste en secret dans son cœur.

-        Pourtant, on voit bien aussi des différences.

  • Pour Valentin, après une enfance où il a été étouffé, il a connu une période de liberté et a trouvé des « satisfactions libidinales » dans les jouissances corporelles et psychiques des drogues, puis dans une relation homosexuelle. Si les premiers temps de la rencontre avec Valentine, nous ne pouvons pas douter de son affection et de son désir, on apprendra que la sexualité, par la suite, n’est pas trop investie par lui (« c’est secondaire »). Nous pourrions dire que sa biographie témoigne d’une recherche de différentes jouissances, non pas indifférenciées, mais « élargies » si je force le trait, en tout cas sans objet vraiment très précis (allant de la drogue, d’une relation avec un homme, puis avec une femme). Avec Valentine, il est assez tyrannique, possessif, jaloux et susceptible.
  • Pour Valentine, elle a connu aussi, après une période de répression dans sa famille, une libération, l’amour et la sexualité. Comme les destins heureux qu’espère les jeunes filles, elle a vécu un grand amour, qu’elle garde en secret dans son cœur, à l’insu de Valentin. Avec lui, elle connaît autre chose. Elle est surprise de son attitude d’approche de séduction, très directe, très intrusive, sans préalable, sans mot. Elle devient vite craintive de ses réactions violentes, de son auto-agressivité, mais elle reste attachée, dépendante, au point de ne pouvoir le quitter. Un lien de tendresse existe et les soude.

-        Pour conclure, il est difficile de savoir si la forme d’amour qui les unit est identique à ce que nous entendons couramment par amour. Ce couple s’est formé à l’hôpital dans les turbulences des états aigus de la psychose. La sexualité semble avoir été investie (puisqu’ils en parlent), mais elle semble se situer au deuxième plan. Elle n’est pas source de plainte, ni de revendication. Un accord tacite s’est naturellement constitué entre eux dans un climat de tendresse mutuelle, malgré les orages liés à la maladie mais aussi au caractère de chacun. Un sentiment de dépendance affective paraît plus fort que dans les couples ordinaires, du fait même de leur fragilité. Il y a certainement chez ces deux schizophrènes, une volonté de rester ensemble, pour éviter une cruelle solitude qui laisserait une vacuité pour faire surgir un retour effrayant des délires et aussi ce risque inquiétant d’une définitive marginalisation. Il faut ajouter aussi qu’ils ont la chance, me semble-t-il, d’être suivis par la même équipe, ce qui constitue un cercle thérapeutique rassurant de communication entre tous les acteurs pour les aider.

 

« Les soignants face aux psychotiques amoureux ».

LES SOIGNANTS FACE AUX PSYCHOTIQUES AMOUREUX

Anne-Irène GAGNON  Cadre de santé

Christine GIRAUDET Infirmière

Edith BEAUSSIER Infirmière

 

Anne-Irène

Les psychotiques ont des d’histoires d’amour, comme tout le monde. Mais qu’appelle-t-on l’amour ?  Une grave maladie mentale ?  Lorsque ces histoires viennent complexifier la prise en charge, cela nous met face à des questions difficiles cliniques, éthiques, existentielles. Cela peut nous renvoyer à nos propres histoires d’amour. C’est notre relation de soin avec un psychotique amoureux, et les questions que cela à soulevé au sein de notre équipe que nous venons partager avec vous aujourd’hui.

 

Monsieur GREY est un patient âgé de 53 ans, célibataire sans enfant. Il est le dernier d’une fratrie de deux, sa sœur est mariée et a plusieurs enfants. C’est un homme mince, plutôt filiforme, avec le crâne rasé et des yeux clairs. M. GREY a été  diagnostiqué schizophrène dysthymique. A sa première décompensation à l’âge de 31 ans, un trouble bipolaire avait été évoqué, en lien avec les troubles du sommeil et des dépenses inconsidérées. Il exerçait alors en qualité d’interne en psychiatrie. Cette décompensation est survenue au décours d’une histoire d’amour avec l’une de ses collègues, histoire qui a créé beaucoup de difficultés dans le travail. Il nous raconte que c’était sa première grande histoire d’amour. Est-ce un premier délire érotomaniaque ? Un  changement d’orientation professionnel lui a tout de même été conseillé. Il a dès lors exercé en qualité de médecin généraliste de 99 à 2004 il  a alors 40ans, puis en qualité de  médecin du travail de 2005 à 2011 il a alors 47 ans.

Il est depuis régulièrement hospitalisé, des hospitalisations  de très courtes durées, ne favorisant pas l’investissement de l’équipe soignante du secteur. Au vu de  son exercice professionnel et de ses souhaits, il est transféré  très  rapidement en clinique. On se doit toutefois de préciser que ses différentes hospitalisations se font dans des contextes de conjugopathies ou de ruptures amoureuses

Au cours de son exercice en qualité de médecin du travail il  aurait écrit une lettre expliquant l’histoire des juifs et de ses propres origines à une de ses collègues, le courrier était incompréhensible. Il lui aurait offert un livre sur les robes de mariées. Mr GREY est en train de décompenser. Cette décompensation a été l’occasion de la première longue hospitalisation sur le secteur.

 

Il a été véritablement pris en charge par notre équipe à partir de mai 2013,  il a 49 ans. Sa mère décède au cours de cette hospitalisation. Cette tragédie lui permet de partager son histoire.  M. GREY confie à l’équipe ses angoisses, il reparle des abus sexuels qu’il aurait subis et dont son père serait l’auteur. Il laissait entendre que sa mère serait au courant  de ces faits et n’aurait pas réagi. La prise en charge a réellement commencé à ce moment-là, une vraie demande de soin émerge et une relation thérapeutique se crée. Il est de plus en plus friand d’entretien infirmiers où son délire peut librement s’exprimer, en lien avec des préoccupations philosophiques et mystiques.

A la fin de cette hospitalisation il  rencontre une nouvelle compagne. C’est leur relation qui est le propos de notre intervention.

Christine

La rencontre avec Mme HILTON a lieu à la fin de l’hospitalisation de 2013 qui a duré la moitié d’une année.

Cette nouvelle relation avec Mme HILTON a débuté dans le parc de l’hôpital. Cette dernière est prise en charge dans un autre secteur.

Ce lien au départ n’a pas influé sur la prise en charge.

Monsieur GREY a vite commencé à se positionner en tant que médecin et à se questionner sur la pathologie de sa compagne. Il s’interroge  et interroge l’équipe, sur les influences que peuvent avoir les symptômes de Mme HILTON sur leur relation. Il se demande comment construire un lien durable avec quelqu’un qui a pratiquement la même symptomatologie que lui.

Sa prise en charge se poursuit sur le centre médico-psychologique.

Un jour ou il ne s’est pas présenté à sa consultation, les soignants l’ont appelé pour un entretien téléphonique ; il nous annonce qu’il veut changer de médecin et  les soignants entendent sa compagne en bruit de fond qui hurle et l’empêche de parler.

Une mauvaise observance du traitement était constatée en lien avec ses problèmes érectiles. Problème dont il s’accommode ; mais qui semble être au centre des préoccupations de Mme HILTON.( Elle peut par exemple appeler l’équipe et annoncer que son futur mari ayant des effets secondaires importants, ne se présentera pas pour son injection). Elle l’accompagne souvent à ses entretiens et s’impose pour parler du traitement et de leur relation difficile. C’est dans ce contexte que début 2014 ils viennent nous annoncer qu’ils attendent un enfant.

Ils se sont présentés au CMP pour demander de l’aide. Monsieur  GREY est ambivalent, la grossesse est à la fois bienvenue et malvenue. Ils sont tous les deux désemparés, se posant des questions sur la parentalité, sur leur relation, sur leur capacité à élever un enfant.

Dans ce contexte, M. GREY inonde sa sœur de mails pour lui demander conseil. Sa sœur répond qu’elle ne les sent pas en capacité d’élever un enfant. Lui entend qu’elle lui demande de procéder à un avortement et est très en colère contre elle.

M. GREY et Mme HILTON sont très préoccupés par la situation. M. GREY à l’air très impacté, il a perdu beaucoup de poids, il semble très mal, à la limite de la décompensation. Il parait perdu ne sachant quoi faire avec ce désir d’enfant.

M. GREY va annoncer la nouvelle à son père, veut-il des conseils, de l’aide, des félicitations ?

Tout ce qu’il a obtenu c’est du rejet le père lui aurait dit, je cite : « je n’ai que faire d’une énième connerie de ta part »

Edith

Pendant ce temps sa compagne prend des renseignements pour une interruption volontaire de grossesse.

Elle prend finalement rendez-vous pour le faire, lui ne comprends pas sa décision il est déçu et déstabilisé.

Sa situation de majeur protégé revient au centre de ses préoccupations, son questionnement est le suivant : suis-je capable d’élever un enfant si je suis sous tutelle ?

Il attend de l’équipe soignante qu’elle prenne une décision pour lui, ou qu’elle le rassure sur son choix. Choix qu’en réalité il n’a pas. Sa compagne prend pour lui les décisions.

L’équipe soignante a à cœur de ne pas s’impliquer dans leur relation de couple pour ne pas se mettre en difficultés, face à leurs incessantes sollicitations, quoi qu’elle puisse penser de cette relation.

M. GREY ne comprend pas pourquoi on ne peut pas lui dire s’il peut ou non laisser mener à terme la grossesse de sa compagne.

Après l’IVG ils ont rompu quelques temps et se sont de nouveau remis ensemble.

M. GREY a interrompu le suivi au CMP.

La deuxième hospitalisation en novembre 2014 a été à l’initiative de la compagne : il a 51 ans. Ils se sont disputés et elle  interpelle l’équipe pour demander son hospitalisation. Mr GREY accepte de bénéficier de soins libres.  Devant son incapacité à se conformer au cadre de soins posés, sa tutrice est interpelée et se constitue tiers, les Soins Libres se sont transformés en Soins à Demande d’un Tiers. Au cours des visites sa compagne harcèle l’équipe, elle réclame des entretiens avec le chef de pôle, le cadre de santé et les infirmiers.

Elle exige que le médecin la rappelle quand elle se presente ou appelle dans le service. Elle va jusqu’à refuser de  restituer à Mr GREY  ses moyens de paiement. Le médecin a dû, devant tous ces débordements, joindre le médecin référent  de Me HILTON pour lui  signifier que l’état de cette dernière préoccupe l’équipe soignante. Les visites sont interdites, pour permettre une mise à distance. L’arrêt des visites soulage énormément  Mr GREY, qui considère cela comme une rupture.  Selon lui Me HILTON devient menaçante. Vers la fin de son hospitalisation, ils se rencontrent au théâtre « Vertical détour ». Me HILTON est avec un homme dont Mr GREY  a très peur. Il est persuadé  que cet homme veut le tuer.

Mr GREY et Me HILTON se rencontre de nouveau à « Vertical détour » et reprennent leur relation là où il l’avait laissé.

Christine

Les visites reprennent.

La collaboration entre l’équipe et Me HILTON devient très rapidement problématique. Elle ne respecte ni les temps de visites, ni le cadre. Elle interpelle les autres patients, leur expliquant qu’elle peut les éclairer sur leur droit. Ces différentes ingérences génèrent de l’anxiété chez les patients et chez Mr GREY.

Elle parle de leur sexualité de façon très crue, lui semble très gêné. La compagne de Mr. Grey est une personne possédant un très bon niveau intellectuel, elle a un discours aisé et s’exprime sans difficultés.

Lors des visites elle veut intégrer les groupes thérapeutiques organisés avec des intervenants extérieurs le weekend end. On  a beau lui expliquer qu’elle ne peut y participer elle s’y impose.

Dans ce contexte de collaboration difficile, le médecin chef appelle plusieurs fois le psychiatre traitant  de Mme HILTON qui n’a pas donné de diagnostic mais a donné quelques éléments pour mieux appréhender la problématique.

Lors d’une réunion soignant/soignés elle se présente au pavillon, lui ne veut pas la voir, elle hurle, se roule par terre et exige de le voir. Une fiche d’évènement indésirable est rédigé M .GREY était très ambivalent demandant à l’équipe d’interdire les visites, lui étant absolument incapable de lui dire de ne pas venir. Il semble sous son emprise.

Au cours des différentes permissions qu’il a eu il envoie des mails au contenu philosophique psychanalytique avec un discours diffluant et incompréhensible et ce au milieu de la nuit au médecin responsable du service.

Au cours d’une permission, ils émettent le désir d’effectuer un voyage. Il est signifié à Mme HILTON que le mode d’hospitalisation de son compagnon ne permet pas la réalisation d’un tel projet. Elle décide dans ce contexte de mettre fin à l’hospitalisation. Le médecin après concertation avec un médecin de son secteur l’informe qu’une patiente ne peut pas faire sortir un autre patient hospitalisé. Elle revient nous informer qu’elle a pris conseil auprès d’un avocat et est allée voir la D.Q.R J.U. ( Direction qualité, gestion des risques, affaires juridiques, relations avec les usagers, admission et tutelle) et finit par faire sortir son compagnon.

Dès sa sortie de l’hôpital Mr. Grey  demande à son psychiatre à consulter son dossier de soin. Des parties concernant des tiers sont opacifiées il en veut énormément à son médecin, l’accusant de lui cacher des éléments importants. Cela  altère le lien de confiance qu’il entretient avec son psychiatre.

Edith

Mr GREY continue néanmoins  le suivi sur le CMP. Mme HILTON et lui viennent consulter ensemble pour faire part de leur projet et de leurs difficultés quotidiennes. Lui pendant les soins  parle fort tout en sachant qu’elle est dans la pièce à coté, de leur problèmes de communication du retentissement de la pathologie de la compagne sur la sienne.

Il parle également des difficultés d’ordre sexuel en lien avec les difficultés relationnel (manque de désir pour sa compagne) son positionnement en tant que thérapeute et non en tant que compagnon, des conflits, la personnalité autoritaire et violente de la compagne.

Un espace de parole pour le couple leur est proposé, ils ne s’en saisiront pas. Bien qu’ils semblent être intéressés.

Ils ont eu à un certain moment un projet de déménagement en province  pour vivre ensembles ( le père de Mme HIILTON est le propriétaire de ce logement) projet qui bien qu’ayant abouti n’a pas duré longtemps. En effet la compagne s’alcoolise massivement, il y avait un tiers dans leur relation. Un ami de sa compagne qui sous prétexte de les aider à faire des travaux entretient un lien adultérin avec madame selon les dires de M. GREY. Un jour où elle est en proie à une grande ivresse il s’enfuit. Depuis cette dernière rupture il est de nouveau suivi sur le secteur.

L’équipe a le souci de le soutenir dans cette épreuve, il semble très triste, et a besoin de verbaliser

Des entretiens infirmiers lui sont proposés en lien avec sa demande de soutien. Il est dès lors vu régulièrement à raison d’une fois par semaine.

Il parle toujours de changer de médecin tout en étant régulier à ses consultations.

Dans cette période une de nos collègues reçoit un courrier  au contenu diffluant lui déclarant ses sentiments avec des références philosophiques, psychanalytiques et religieuses.

Je vous livre ici un passage « Tant d’obstacles me semblent dressés sur le chemin qui pourrait me mener à vous. N’ai-je pas choisi, au revers de mon éducation très nietzschéenne, la perte de tout pouvoir, et, juif, récemment baptisé (Brit Milha le 8 août dernier), ne suis-je pas dans mon christianisme de désespoir, déjà crucifié aux deux bras entre judaïsme et christianisme, et au pied par l’Islam ? …

« Et, même si je n’ai jamais eu d’espoir de quoi que ce soit, si, depuis que je semble à beaucoup cet ordure, ce déchet, cet être répugnant à détruire tel l’excrément, ce, concernant une quelconque compréhension de mes idées de la part de mes contemporains, je sais que Freud, Lacan, Deleuze ET Guattari orientent le cours de mes pensées »

 

Anne-Irène

Cette infirmière  travaille dans un premier temps en intra hospitalier pendant qu’il y est pris en charge. Elle travaille actuellement depuis quelques mois sur le CMP. A propos de ce courrier il est reçu par son médecin en présence de deux soignants dont l’infirmière en question. Au cours de cet entretien M. GREY se répand en excuses disant je cite « Je ne veux pas causer de malaise, j’ai une écriture automatique et poétique. Je ne pense pas à une relation amoureuse. Je sais que je suis dans une relation de soins » Cet entretien qui a pour ambition de contenir M. GREY dans ses débordements ne l’a aucunement empêché d’écrire un nouveau courrier à cette dernière. Le contenu est décousu avec un fond dépressif qui nous fait craindre la possibilité d’un passage à l’acte suicidaire. Il y parle d’un amour contre lequel il ne peut pas lutter. Un amour impossible auquel il doit renoncer au point de renoncer à sa vie.

Un passage de ce deuxième courrier : «  Je suis usé, mes parents m’ont usé, je n’en peux plus. La jouissance aussi m’a usé. J’en ai trop vu. J’en sais trop. J’ai trop pensé, trop analysé ; maintenant je craque. Vivez, vous, vivez, de plaisir je n’en ai pas, je me rattrape à ma solitude. La maladie et le soin, la lutte et l’esclavage, l’inconscient et l’existence, moi je n’en veux plus. Je ne me suiciderais pas. Je ne veux embêter personne, et mon suicide serait une éclaboussure pour quelques-uns. Ce n’est pas souhaitable. Je me coupe d’avec ceux qui voulaient me soigner. Dans un univers de langage, ou je refuse d’être victime de la pensée des autres ; je sais que seul les mathématiques pourront me secourir. Pas besoin de m’enfermer, je le fais tout seul. Je vous laisse

M. GREY est de nouveau reçu en entretien par le chef de pôle et son psychiatre.  Cette entrevue a pour but d’évaluer son état psychique, et lui rappeler le cadre des relations soignants/soignés.

Il fait le lien entre ces courriers et la fin de sa première histoire d’amour qui a conduit à sa première décompensation, il en a un souvenir très fort. il évoque la ressemblance physique entre ces deux femmes. (La soignante et son premier amour) La soignante était enceinte à l’époque. Un lien avec son désir de paternité ?

La soignante nous parle également.

Il nous raconte un jour qu’il a rencontré une femme lors d’une activité, un groupe de méditation auquel il participe. Est-ce pour nous rassurer ?

A ce jour M. GREY vient de moins en moins voir l’équipe soignante au CMP et consulte épisodiquement son psychiatre. Il sait que les infirmiers sont toujours à sa disposition pour des entretiens infirmiers.

La semaine dernière M. GREY et Mme HILTON viennent nous annoncer qu’ils sont de nouveau ensembles.

QUESTIONNEMENTS

Christine

Jusqu’où peut-on aller dans la collaboration  professionnelle quand deux patients de deux secteurs sont en couple ?

Edith

Comment poursuivre la prise en charge en cas de délire érotomaniaque ?

Anne-Irène

Comment se positionner en  tant que soignant, quand les patients en couple nous interpellent pour des questions d’ordre privés et intimes ?

Christine

Comment accompagner dans la réflexion pour de vrais choix de vie ?

Edith

Comment tenir compte des retentissements sur la libido des traitements neuroleptiques ?

Anne-Irène

Comment rester dans une relation soignant/famille quand les proches nous interpellent dans une relation soignants/soignés ?

Christine

Pourquoi s’est-on refusé de proposer à Mme HILTON les espaces de parole mis à la disposition des familles et des proches ?

 

Edith

Comment continuer une prise en charge individuelle quand l’autre membre du couple s’impose ?

Anne-Irène

Comment prendre en charge un patient qui est lui-même soignant ?

Merci de votre attention.