« Actualités de la solution Joycienne ».

« ACTUALITES DE LA SOLUTION JOYCIENNE »

Michel Jeanvoine

 

    Je voulais vous remercier de votre invitation. En effet une invitation est toujours l’occasion, en présentant un travail, de faire un pas pour soi-même et pour quelques autres.

   J’ai eu la bonne surprise d’avoir entendu en ce début d’après-midi les deux travaux précédents. En effet je vais être amené à apporter des éléments qui me semblent être dans le droit fil de ce que j’ai pu entendre.

   Ce travail a pour titre « Actualité de la solution joycienne », un titre un peu présomptueux, mais c’est en toute modestie que je vais aborder ce sujet, je ne suis pas du tout un théoricien de Joyce et mon travail est plutôt celui d’un clinicien, d’un simple lecteur.

    Y a-t-il une actualité de cette question, celle de l’auto-engendrement évoquée il y a quelques instants, ou pas ? En tout cas ce sont des questions que l’on rencontre dans la clinique et qui viennent, à un moment donné et comme par magie, trouver un écho dans le social. C’est là l’indication que l’on travaille des enjeux de structure. Freud nous l’a appris il y a déjà un certain temps, le collectif et l’individuel relèvent des mêmes lois. Alors, que peut nous apprendre la lecture de Joyce sur ces questions ?

    Joyce, peut-être l’avez-vous lu, ou vous y êtes-vous essayé ?  Ou bien, si vous ne l’avez pas encore fait, peut-être allez-vous le faire parce que, bien entendu, vous allez vous sentir concernés par ces questions.

     C’est une journée sur la question de l’amour et je vais donc centrer mon propos sur la question de l’amour, et tout spécialement sur le rapport entre Joyce et Nora, sur la nature de leurs liens amoureux et passionnels, et la manière dont ce nœud passionnel participe pleinement de l’œuvre de Joyce. Et nous serons amenés à montrer comment Nora appartient pleinement à l’œuvre écrite de Joyce.

   Ces lettres de Joyce à Nora sont publiées. Il est possible de les trouver à la Pléiade dans les deux tomes consacrés aux travaux de Joyce, mais pas seulement. Il y a une collection plus abordable chez Rivages poche n° 741 sous le titre « Lettres à Nora » ; ces lettres sont véritablement à lire. Si ce que je vais vous dire vous donne le goût d’aller en faire la lecture, eh bien vous ferez un exercice clinique absolument passionnant. Je vous y encourage.

    Il s’agit d’un nœud de passion dont la lecture en appelle à la topologie. Et quand il y a de la passion quelque part, ça passionne! Et il est remarquable que Joyce ait su passionner et animer tous ces universitaires avec l’énigme qu’il proposait en se livrant à travers ses écrits. Et effectivement il nous passionne. Il y a même des personnes qui font profession, quasiment profession, passent leur vie à lire Joyce, à travailler, à faire des communications: il y a des joyciens.

   Alors, si on veut bien le suivre, que nous dit-il de son aventure ? Et comment commence-t-elle ? Sa vie et son œuvre sont intimement liées puisqu’il va faire de sa vie, de cette aventure, son œuvre. Une aventure très particulière puisqu’elle est le contenu même de son œuvre. C’est alors une œuvre qui va traiter de la manière dont elle se constitue en œuvre. Et là, nous pouvons faire d’abord cette remarque que d’emblée c’est une œuvre qui se prend elle-même pour objet. C’est-à-dire qu’on a déjà là quelque chose de ce retournement évoqué, cette espèce d’auto-engendrement, immédiatement pointé. En lisant ces textes, nous avons le parcours de cet auto-engendrement, avec une foule de détails concernant la vie amoureuse de Joyce et de Nora, et sur la manière dont  Joyce vient s’auto-engendrer avec Nora.

   Et comment cela commence-t-il ?  Il nous dit : « Voilà – c’est dans « Dedalus », Folio page 358, dans le dialogue avec Cranly – écoute-moi, tu m’as interrogé sur ce que je pourrais et que je ne pourrais pas faire. Je veux te dire ce que je veux faire, ce que je veux et que je ne veux pas faire. Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s’appelle mon foyer, ma patrie, mon Église ». Je rappelle que Joyce a grandi chez les jésuites et qu’il avait une formation théologique assez poussée. « Je veux essayer de m’exprimer sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et aussi complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je  m’autorise à employer: le silence, l’exil, la ruse. […] Seul, tout seul, tu ne crains pas cela, et tu n’ignores pas ce que ce mot veut dire ? Non seulement être séparé de tous les autres, mais encore n’avoir pas même un seul ami. Je veux courir ce risque, dit Stephen »

   Et ce même livre se termine de cette manière « 26 avril.- Mère met en ordre mes nouveaux vêtements achetés d’occasion. Elle prie à présent, me dit-elle, pour que j’apprenne par ma propre existence, loin de ma famille et de mes amis, ce que c’est que le cœur et ce qu’il ressent. Amen. Ainsi soit-il. Bienvenue, ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, chercher la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. 27 avril.- Antique ancêtre, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais ».

   Voilà donc quelqu’un de décidé à y aller. Il va y aller en disant « non » à tous les corps institués qui organisent le social. « Je m’autorise de ce parcours vers le pire… » pourrait-on dire. Pourtant et plus habituellement chacun, dans ce parcours, s’engage à reculons. Peut-on y aller autrement ? Et de cette rencontre avec le pire peuvent tomber quelques enseignements précieux concernant la manière dont les choses tiennent. Il est vrai que quelquefois ça tient et que d’autres fois ça ne tient pas. Qu’est-ce qui fait que ça tient ? Qu’est-ce qui fait que ça ne tient pas ? C’est là toute la question. En tout cas Joyce est décidé d’un pas à y aller voir. Il nous le dit d’emblée, c’est en y allant voir qu’il va réaliser, par son art de l’écriture, son œuvre d’artiste, qu’il va pouvoir donner consistance à l’âme incréée de sa race et que, dans ce mouvement, dans ce travail, il va venir pouvoir se ranger sous ce nom propre de Joyce. C’est ce qu’il nous dit d’emblée. D’entrée de jeu, voilà comment les choses se présentent à lui.

    Et  dans ce trajet, sur ce chemin, que rencontre-t-il ? Quelle expérience fait-il ? Qu’est-ce qui va lui donner le nord dans sa vie et dans ces rencontres ? Autour de quoi son monde va-t-il venir s’organiser ? Il nous le dit: un élément absolument central va constituer la véritable superstructure, architecture dont il va faire son œuvre écrite, ce sont ces moments si particuliers  qu’il appelle lui-même les « épiphanies ». Un moment absolument singulier où manifestement il y a de la jouissance en jeu, un moment d’indicible où il se trouve sollicité, quelque chose qui lui vient manifestement du dehors et dont il ne peut pas dire grand-chose sinon écrire quelques restes qui viennent faire bordure à cet épisode. Ce sont comme des restes dont il prend note. Des restes qu’il écrit et qui prennent, plus précisément, la forme de dialogues. Ces dialogues témoignent d’un entre-deux, d’un jeu entre l’un et l’autre,  d’un interstice insaisissable autrement que par ces bords qui viennent le présenter et ainsi conférer ce statut si particulier à ces moments.

   Il faut cependant insister sur cette remarque que ces moments si particuliers saisissent Joyce dans sa jouissance… et une jouissance féminine. Ces petits billets, ces annotations, nous allons les retrouver dans ses textes. Ils en organisent la trame.  Et quand nous les lisons le sens se trouve tout spécialement en perdition. Ils s’avèrent en effet particulièrement déshabité quant au sens. Comme s’il s’était agi, véritablement, d’un reste sur une plage ; la vague se retire, la mer se retire, et sur le sable restent une vieille bouteille et quelques déchets. C’est de cet ordre-là. Ça vient témoigner de quelque chose qui s’est déroulé, qui s’est passé, qui a eu pour lui assurément valeurs de vectorisation avec l’engagement d’une jouissance. De ces éléments d’écriture il s’en sert ensuite comme d’une corde, de quelque chose comme d’une tresse, comme de fils qui vont véritablement tisser, tramer sa réalité, soit avec Joyce son œuvre écrite.

   Cette manière d’y aller voir dont il fait un principe, Joyce lui donne un nom : « Je suis le Nego ». Manifestement c’est un néologisme, un premier néologisme. Dans « Nego », on entend la négation, bien entendu cette manière de se soutenir dans le non. Non à tous ces Corps institués !  Et faire ainsi, de ce non radical, le principe de l’invention d’un ego. C’est sous ce premier néologisme que tout ceci va venir se déplier. Et ce qui fait le pendant de ce Négo ce sont ces éléments énigmatiques à la rencontre desquels il part et qui, en lui donnant le nord, donnent consistance à son ego: les « épiphanies » .

    Je vais vous lire une de ces épiphanies. Sans trop savoir quel ton il faut donner…

« La jeune fille (d’une voix discrètement traînante) – Ah ! Oui ! La, la chapelle…

Le jeune homme (tout bas) – Je… (toujours tout bas) Je…

La jeune fille (avec douceur) – Ah ! Mais… vous êtes… très méchant. »

    Voilà un exemple d’épiphanie. Comment le comprendre ? On a bien du mal avec ça. Mais c’est très important car il mentionne les tons de la voix qui doivent soutenir cette lecture, c’est indispensable dans le souvenir qu’il en a, parce que c’est manifestement cette voix qui a engagé sa jouissance. Voilà à grands traits la manière dont les choses se présentent pour Joyce, enfin ce qu’il met en rapport et en lien et ce qu’il veut bien nous dire.

    Et Nora dans cette affaire ?

    Joyce est mort en 1941. Il rencontre Nora en 1902-1903 et au début de l’été s’engage une relation entre eux.

    Qui est Nora ? C’est une irlandaise, un peu simple, bonne femme, bonne fille, pleine de bonne volonté, de bon sens, vraisemblablement travailleuse, femme de ménage, qui doit avoir pour horizon de se trouver un homme pour en faire un mari et avoir des enfants, selon ce qu’on doit faire quand on se trouve en Irlande, au début du XXe siècle : travailler, avoir des enfants, etc., il n’y a pas qu’en Irlande ! Mais c’était déjà comme ça en Irlande depuis un bon bout de temps ! C’est une de ses premières relations amoureuses. Elle est vierge bien entendu. Mais elle a un certain bon sens sur la manière dont on peut concevoir la vie conjugale et tenir un homme… Ce qu’il faut savoir faire. Il y a des choses à savoir pour tenir un homme à la maison ! Et notamment savoir être consentante ou prendre une initiative au bon moment, car si on ne l’est pas, ou si on se refuse à une initiative ça va finir par poser des problèmes. Nora est consentante et Joyce a effectivement beaucoup de chance d’avoir rencontré cette Nora consentante parce qu’elle va lui permettre d’inventer son dispositif, et par là de donner corps à son invention; un nœud d’amour et de passion se tisse. Les choses s’engagent.

   Il se présente d’emblée comme un écrivain, un écrivain en devenir, il veut écrire, et il est habité par un destin, celui de devenir un des plus grands écrivains du siècle, destin un tant soit peu mégalomaniaque. Il le dit « Je suis – il ne dit pas « je serai » – Je suis cet écrivain, un des grands écrivains de ma génération ». C’est posé comme ça d’emblée. Le problème c’est qu’il va en effet le devenir, et le devenir avec Nora.

    Nora semble considérer le choix de Joyce, si choix il y a,  un peu à la légère. Certes elle le prend au sérieux mais sans véritablement y croire et en le laissant faire… Elle reste à bonne distance. L’essentiel est qu’il rapporte de l’argent. Ça se pose aussi comme ça puisque de ses écrits elle lira très peu de choses sauf peut-être les premiers poèmes, j’y reviendrai tout à l’heure.

     Le moment est venu de vous proposer une hypothèse de lecture, de vous faire une proposition. En effet ces épiphanies qui commandent Joyce, il va venir les rencontrer et en faire l’expérience et l’épreuve sur le corps même de Nora. C’est là, sur ce corps, que ces rencontres épiphaniques vont se systématiser, c’est là que ce travail en jeu dans l’épiphanie va se localiser. C’est sur un corps, sur un corps vivant, sur un corps animé de pulsions, avec ses trous, ses bords, ses objets, que ce travail se déplie. Et les « lettres à Nora » viennent décrire comment, dans le détail, et de façon parfois véritablement très crue pour certains passages, ce nœud vient à se tisser. Il faut aller au-delà de cette crudité et pouvoir en parler car ce sont des éléments essentiels et cruciaux dans la manière dont ce nœud se constitue. Joyce parcourt le corps de Nora comme il parcourt un territoire ; et cela va faire le cœur même de son œuvre littéraire. Ulysse, le parcours d’Ulysse n’est pas autre chose que le parcours du corps de Nora, son exploration à travers les quatre points cardinaux : ses seins, ses fesses, son ventre, son cul, son sexe, etc. et le livre est le déroulé de ce voyage en essayant de faire advenir une jouissance Une. C’est ce qu’on entend très bien dans Ulysse, on y reviendra. Et si Ulysse démarre son voyage sous le principe du « Nego » c’est sur le « yes… yes… Yes. » que cela se termine. Ulysse se termine dans cette jouissance de Molly. C’est là que nous conduit ce célèbre monologue de 70 pages sans ponctuation… et qui se ponctue enfin sur cette jouissance montante « yes… yes… Yes. » C’est-à-dire le cri d’une jouissance qui monte et qui emporte Molly. Le livre Ulysse se termine sur cette ponctuation finale. Ce n’est pas n’importe quoi, c’est-à-dire que ce « Yes » final vient véritablement nommer, il y a une majuscule à « Yes » cette jouissance. Quels en sont donc les enjeux ? J’en dirai un mot tout à l’heure. Voilà la proposition que j’avance.

    De ceci et à quels moments en prend-on la mesure ?

    Un de ces moments est celui où ils sont à Trieste. Ils y vivent difficilement et Nora reste à Trieste pendant que Joyce est amené à retourner à Dublin pensant résoudre ses problèmes d’édition. Les promesses d’édition ne sont pas forcément suivies; il a beaucoup de difficultés à être édité, etc. Ils tirent le diable par la queue, comme le dirait Nora, ils n’ont pas d’argent, les enfants sont là… C’est très difficile, mais il a des amis, des copains, alors est-ce une mauvaise histoire, un mauvais coup de copains un peu alcoolisés qui lui font une blague ou autre chose ? Ceux-ci lui laissent entendre que sa Nora avait eu d’autres hommes avant lui, notamment qu’elle traînait le soir, etc. alors Joyce, seul à Dublin, entendant ça, se trouve profondément troublé, profondément déstabilisé et il entre dans un moment quasiment délirant où il va se poser la question de savoir si ses enfants sont bien de lui. Est-ce qu’elle était vierge par ce trou-là ? Et par l’autre trou était-elle véritablement vierge ? Qu’a-t-elle pu faire avant moi et avec qui ? Est-ce que j’étais bien le premier ?, etc. On s’aperçoit alors que Joyce tient absolument à être le premier et à avoir défloré par tous les trous cette Nora. Et alors on assiste,  et c’est en ça que c’est très intéressant – à partir de l’été 1909 et pendant tout l’automne- à l’écriture de nombreuses lettres quasi journalières ou presque. Il présente des moments d’agitation  pseudo-maniaques ou mixtes avec des éléments de dépression, mélancoliformes, enfin il ne va pas bien du tout. Tous les témoignages que nous pouvons en avoir le dépeignent dans un moment particulièrement difficile et délicat. Et on assiste là, d’une certaine manière, à un deuxième tour dans sa relation avec Nora. Je dis un deuxième tour parce que Joyce vient revisiter ce qu’il en était de son invention avec Nora : pour la remettre en place, la refaire fonctionner, la valider avec une Nora consentante. Nous entrons alors dans le détail de la machinerie et c’est là que nous trouvons les lettres les plus crues.

      Je vais vous lire – non pas les passages les plus crus – mais quelques passages pour vous en donner une petite indication. À l’époque on ne pouvait pas dire ce genre de choses, ses sponsors ne voulaient plus l’éditer, et lui gagnait justement sa place d’écrivain en écrivant ce genre de choses et en les mettant sur la place publique. C’était là, dans la présentation du jeu même de cette vérité, le principe de son œuvre.

   Voici quelques passages :

Page 84 Collection Rivages Poche

« Pare ton corps pour moi, ma chérie. Sois belle et heureuse et aimante et provocante, pleine de souvenirs, pleine de désirs, lorsque nous nous retrouverons. Te souviens-tu des trois adjectifs que j’ai utilisés dans Les Morts pour parler de ton corps. Ce sont : « musical et étrange et parfumé ». Voilà à mon avis trois caractéristiques qui peuvent venir préciser ce qu’est une épiphanie sur le corps de Nora.

« Ma jalousie couve encore dans mon cœur. Ton amour pour moi doit être ardent et violent pour me faire oublier totalement. »

Page 108

« Ma chère, bonne, fidèle petite Nora, ne m’écris plus en doutant de moi. Tu es mon seul amour. Tu m’as complètement en ton pouvoir. Je sais et je sens que si je dois écrire quoi que ce soit de beau ou de noble à l’avenir ce sera seulement en écoutant aux portes de ton cœur. »

Page 92

« Je me demande s’il y a quelque folie en moi. Ou l’amour est-il une folie ? À certains moments je te vois comme une vierge ou une madone et le moment suivant je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène ! Que penses-tu de moi au fond ? Es-tu dégoûtée de moi ? »

    Vous avez là une indication sur quelque chose de très précieux concernant l’auto-engendrement. Sur un versant  cette dimension absolument spirituelle dans laquelle viennent s’installer toutes ces épiphanies avec Nora et puis cet autre versant absolument, comme il le dit, dégoûtant, fait des choses les plus ordurières qui viennent témoigner là de la présence de l’objet. Il y a ces deux bords. Il y a ces deux bords sur le corps même de Nora et c’est Joyce qui lui demande d’être provocante, qui va lui demander de mettre des fourrures, qui va lui demander de mettre ses bas, qui va lui faire des cadeaux, qui va l’inciter à cette espèce de déchaînement amoureux, érotique… Il va la pousser là, en lui disant : c’est ça que j’attends de toi. Alors Nora y consent, ou à moitié, ou pas du tout ou un petit peu quand même, de telle manière à ce que les choses puissent se nouer. Mais elle n’y est pas toute engagée, pas toute; ceci a son importance.

    Encore autre chose page 98

« Guide-moi ma sainte, mon ange. Conduis-moi sur ma route. Tout ce qui est noble et exalté et profond et vrai et émouvant dans ce que j’écris vient, je le crois, de toi. Ô accueille-moi au plus profond de ton âme et alors je deviendrai vraiment le poète de ma race. Je ressens cela, Nora, en l’écrivant. Mon corps pénétrera bientôt le tien. Ô si seulement mon âme pouvait faire de même ! Ô si je pouvais me blottir dans ton ventre comme un enfant né de ta chair et de ton sang, être nourri de ton sang, dormir dans la chaude obscurité secrète de ton corps » – voilà ce qu’il lui demande.

« Mon amour sacré, Nora, ma chérie, ô se peut-il que nous soyons sur le point d’entrer dans le paradis de notre vie ? Ô comme j’aspire à sentir ton corps mêlé aux miens, à te voir défaillir, et défaillir, et défaillir sur mes baisers. Bonne nuit ! Bonne nuit ! Bonne nuit ! »

   Voilà quelques-uns de ces morceaux, ceux-ci sont excessivement soft, très soft. Il faut que vous puissiez les lire, elles mériteraient toutes d’être citées. Et c’est en les lisant que nous pouvons prendre la logique de ce nœud de passions qui lie ces deux corps.

    Cet épisode, où Joyce est tout à fait déstabilisé, va finir par s’apaiser et renouer ce nœud dont je parle. Et dans ses lettres les plus osées on y lit comment les orifices mêmes, les pulsations orificielles de Nora viennent lui donner vie. C’est sur cette pulsation que véritablement Joyce s’appuie pour écrire. Là se situent ces moments d’épiphanies sur ce corps vivant, moments qui commandent sa réalité et son écriture. C’est-à-dire que l’écriture surgit de ces nœuds de jouissances, moments de conjonction. Là où ordinairement l’être et l’avoir dans le lien, le rapport sexuel, restent sur un bord et sur l’autre, ici tout se passe comme si l’être et l’avoir pouvaient se trouver conjoints. Il y a une conjonction commandée par cette épiphanie pulsionnelle, une conjonction susceptible de prendre et soutenir la consistance d’un écrit, dans une écriture, dans un trait d’écriture. On a affaire là, si vous le voulez bien, avec le corps de Nora, au processus même de la genèse de l’écriture. Tout se passe comme si le corps de Nora était une table d’écriture qui lui permettait par le jeu des jouissances, d’établir et soutenir une consistance d’écriture garantie par Nora par le nouage des trois registres R, S et I. C’est pourquoi, en  introduction, je me suis permis de soutenir que l’œuvre de Joyce ne peut pas se comprendre sans la présence de Nora qui habite l’œuvre, la rend possible. Ça ne va pas sans Nora puisqu’au moment justement ou ça va sans Nora, moment où il se demande si elle l’a trompé, ça s’effiloche, ça part par tous les bouts, c’est-à-dire que sa destinée de grand écrivain va basculer. Il renoue cette invention, les fils de son invention, dans le courrier et les  échanges épistolaires avec Nora qui durent tout un temps puisqu’il reste à Dublin jusqu’au début du mois de janvier de l’année 1910. Il rentre alors à Trieste. Cette relation épistolaire va durer six mois.

    Dans ses échanges de lettres, si nous savons les lire, il dit énormément de choses : comment son corps vient envelopper le sien, comment les  rapports de surface à surface et les retournements se font. C’est en ça vraiment que ça évoque plusieurs topologies – la bande de Mœbius bilatère ou mieux la bouteille de Klein qui est aussi une des figures fantasmatiques habituelles du névrosé obsessionnel. Mais ici, avec Joyce, ce n’est pas du tout de l’ordre du fantasme, il est sous la contrainte de ce type d’invention pour pouvoir dégager sa place et soutenir ce qu’il veut soutenir à savoir un trait d’écriture. Lacan avait retenu la topologie du gant et de son retournement. C’est-à-dire qu’à Dublin, il achète une paire de gants à Nora et il passe la nuit, il dort, avec un gant à côté de lui. C’est-à-dire que le gant est susceptible de se retourner.  Nora est son gant et inversement ça se retourne… Nous pouvons noter aussi dans ce moment comment il est cet objet qu’avec Nora il aurait… Il est véritablement dans cette tentative de faire Un dans ce corps, avec le corps de Nora, et qu’en voulant faire Un, eh bien il laisse une trace écrite de cette tentative pulsionnelle de faire Un : Yes, Yes, Yes ! Ça se ponctue. Et bien entendu le processus à chaque fois est à relancer.

    Comment comprendre tout ceci, parce que Joyce est effectivement devenu un grand écrivain. Il a, d’une certaine manière, réalisé sa destinée. On en parle. Il nous fait parler. Il nous fait réfléchir. Bien entendu ce lien entre Nora et Joyce, comme toute histoire d’amour, ça n’est pas symétrique. Et comme je le laissais entendre tout à l’heure, Nora n’est manifestement pas folle. Elle est habitée par le refoulement ordinaire, c’est-à-dire que dans l’ordre du signifiant elle avait su, avec son savoir inconscient, faire du refoulement. Comme chacun elle ne voulait rien savoir de ce savoir inconscient et de ce qui pouvait l’habiter. De ce qui pouvait tisser sa destinée elle ne voulait rien en savoir. Elle rencontre un gaillard, Joyce qui, lui, est déterminé à aller au pire. Et de ce pire faire œuvre écrite. Voilà, ça se passe comme ça. Et bien entendu quand on va au pire, eh bien on fait l’épreuve de rencontrer quoi ? Le trou dans l’Autre dirait-on en bon lacanien. Est-ce que ça va tenir ou est-ce que ça ne va pas tenir ? Qu’est-ce qui va tenir ? Justement cette « fonction nœud » vive chez Nora, capable de nouer R.S.I., est là à l’œuvre. C’est solide, elle peut  faire du trou, c’est-à-dire aussi du refoulement. Chez lui, Joyce, il y a ce quelque chose en défaut, c’est-à-dire – on évoquait aussi la question du deuil – c’est-à-dire que nous mesurons  qu’au moment où Joyce est sur le bord d’une perte réelle, de la perte de Nora, manifestement il n’est pas du tout équipé pour faire un deuil alors que probablement  Nora le serait. Lui ne l’est pas, équipé. Et que faire devant une telle perte sinon recourir à une invention qui va traiter de la fabrique d’une écriture qui n’est pas n’importe laquelle puisque c’est celle qui viendrait conjoindre les deux bords d’une faille, l’être et l’avoir, comme il les met en jeu dans le retournement avec Nora. Comment le lire autrement que comme l’invention d’un trait, trait de la conjonction de l’être et de l’avoir. Et cette écriture n’est pas autre chose, nous le savons, que l’écriture signifiante qui soutient le symptôme. Cette écriture, ce trait qui relie est le trait qui donne au symptôme sa consistance, jusque chez le névrosé; puisqu’équivoquer sur ce trait dissout le symptôme. À ceci près qu’ici, chez Joyce, ce travail s’impose du dehors et s’impose dans les coordonnées de ce qu’il appelle une « épiphanie ». Alors on a pu dire à juste titre, « Joyce le symptôme ». Oui son art est l’art de se soutenir du symptôme dans ce que celui-ci a de plus radicalement signifiant. Il a ce savoir-faire qui porte sur l’écriture d’un trait qui conjoint, qui est tenté de conjoindre et de faire du « Un » au lieu d’une faille qui n’a de cesse se rappeler à lui et le commande. « Un » dans sa saisie toujours impossible. Mais c’est sous ce commandement qui se présente sous la forme de l’épiphanie qu’une œuvre peut ainsi de dérouler où Nora occupe une place essentielle et cruciale.

    Voilà les quelques remarques que je voulais faire. J’avais beaucoup d’autres notes mais c’est déjà pas mal puisque ça vient reprendre la question posée de l’auto-engendrement dont il était question en ce début d’après-midi. Ce qui est mis en évidence dans ce lien d’auto-engendrement c’est sa logique. Nous rencontrons la même logique,  et j’insiste là-dessus, dans le transfert en jeu avec les patients que nous recevons. Le transfert est un lien au travail dans lequel une même logique peut se lire. Et ceci peut permettre à certains  patients de faire leur chemin. À chaque fois il s’agit d’un chemin singulier, particulier, mais qui est, d’une certaine manière, réinventé et commandé par les lois de la structure qui à chaque fois se réécrivent.

    Voilà ce que je voulais dire cet après-midi.

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