« Etude de cas »

Etude de cas

Xavier Lallart et Pierre-Henri Castel

  

INTRO :

-         Lorsqu’EVE est née, il y a 16 ans ( ? ), nous avions déjà organisé une journée sur les PMD, nous penchant plus spécialement sur certaines formes de symptômes et notamment sur la formation des délires. Aujourd’hui, notre étude va se porter, alors que les tableaux cliniques ont peu changé, sur la manière actuelle de comprendre ce trouble de l’humeur, faisant davantage appel à des conceptions biologiques. En effet, les troubles touchent les deux pôles opposés de l’affect. La même personne alterne d’un pôle à l’autre, plusieurs fois dans sa vie et ces épisodes sont traités par des molécules qui, soit inhibent, soit favorisent, la sécrétion de neuromédiateurs.

-         Cette pathologie qui touche l’affect, dépend naturellement des relations affectives que nous entretenons avec l’autre. Cette relation peut faire la pluie et le beau temps, peut provoquer un excès de gaité ou un excès de tristesse.

-         Le cas que nous allons présenter va illustrer ces deux tableaux, pour ne pas dire ces deux pôles, et vont montrer qu’ils sont liés à des relations affectives, à la présence physique de l’autre, qui a donné une consistance subjective à la patiente. L’originalité de ce cas réside aussi sur le choix de cet objet de l’amour perdu.

Histoire de la maladie.

-         Mme FP a été hospitalisée en SDT une première fois il y a 20 ans pour un épisode maniaque assez atypique. Cette femme de 36 ans, professeur de biologie en terminale, arrivait dans le service très excitée, voire assez agressive verbalement, protestant contre le mode de placement. De corpulence et de tenue sportives, cheveux courts, voix féminine dans les tonalités graves, elle déambulait dans le couloir exigeant sa sortie. Le premier entretien ne fut pas facile, le contact était rude. Elle nous accusait de ne pas nous rendre compte de ce qui se passe dans les écoles et que nous étions irresponsables de la garder ici alors que des enfants étaient victimes de pédophilie pour lesquels elle devait intervenir. Les collègues et le directeur du lycée se montraient scandaleusement indifférents à ses signalements, d’après ses dires. Elle paraissait révoltée et usait d’ironie dès que nous voulions recentrer son discours sur ses troubles. Nous apprenions qu’elle ne dormait plus depuis plusieurs jours et passait son temps à rédiger des lettres, des pétitions, voulait faire des démarches auprès de la mairie, voulait mobiliser ses collègues, se scandalisait de la lâcheté de son directeur et de l’apathie ambiante devant des drames que subissaient les enfants. Une collègue proche l’avait accompagnée aux urgences, avec sa mère, pour lui faire accepter l’hospitalisation qui se solda par un SDT puisqu’elle s’y opposait.

-         Les jours suivants, elle restait revendicatrice, mais commençait à communiquer avec les autres patientes. Nous notions toujours de nombreux symptômes dans le registre maniaque : agitation psychomotrice, fuite des idées, ironie, sarcasmes, quelques jeux de mots qui la faisaient sourire, humeur exaltée sur des thèmes militants contre les hypocrites, les lâches, les incompétents, les pervers. Elle critiquait surtout les hommes qui s’autorisaient à jouir d’un pouvoir dans la société, qui siégeaient à un poste de responsabilité mais sans l’exercer vraiment. L’ensemble de son discours n’était pas construit de façon logique, parfois nous la trouvions confuse dans ses idées et nous avions du mal à suivre le fil de sa pensée ; par exemple on ignorait l’objet de ses constatations qui la poussait à dénoncer des actes de pédophilies.

-         Sur le plan de l’humeur, nous ne retrouvions pas de gaité franche, ni d’euphorie. Il lui arrivait de rire, de sourire, de s’adonner à des jeux de mots par assonance, mais ces moments de ludisme ne duraient pas. Par contre, elle s’attribuait une place de meneuse dans les groupes, et son enjouement se situait surtout dans le registre de la moquerie caustique, la raillerie, le sarcasme. Pendant presque une semaine elle a gardé une logorrhée inépuisable et une tachypsychie. Ses propos avaient perdu parfois la censure, ce qui contrastait avec l’attitude de prestance qu’elle voulait afficher au départ. Elle se mêlait de tout ce qui se passait dans le pavillon et se permettait de donner des directives aux infirmières. Elle arrivait à se lier à des femmes hospitalisées plutôt fragiles, dépressives, et elle leur donnait des conseils pour aller mieux. Elle restait hautaine avec nous et acceptait mal nos conseils, nos prescriptions et, en fait, notre pouvoir.

-         Nous constations donc un épisode maniaque, avec les signes habituels : d’agitation, de désinhibition, de fuite des idées, de logorrhée, de tachypsychie, d’idées mégalomaniaques, de traits sarcastiques et ironiques, des jeux de mots et parfois des associations inattendues, du coq-à-l’âne. Par contre l’euphorie n’était pas présente au long terme, les idées délirantes révélaient qu’elle se sentait investie d’une mission de dénoncer, de corriger, de tancer comme avec ses élèves, les déviations de la société contemporaine. Ce délire l’élevait à une place d’autorité mégalomaniaque, c’est elle qui voyait ce que personne ne voulait reconnaître par lâcheté. Mais ce délire avait aussi une composante persécutive, paranoïaque, le mal était partout et corrompait les moeurs.

-         Au fur et à mesure de nos entretiens, et de l’acceptation du traitement, l’humeur devenait plus labile, nous avions souvent l’impression qu’un état mixte prenait le relai. Petit à petit, elle nous donna des renseignements sur sa vie personnelle. Homosexuelle, inclinaison qu’elle situait très tôt dans sa vie, elle s’était séparée assez récemment d’une femme avec qui elle avait vécu pendant 10 ans. Elle décrit cette femme comme « folle », perverse, voire « démoniaque ». Pendant leur vie commune, elles avaient eu recours toutes deux à des FIV, avec un couple d’homosexuels hommes. Elle n’est pas arrivée à « tomber » enceinte, mais sa compagne a mis au monde un fils. A l’époque de cette hospitalisation, il avait environ 7 ans. Nous comprenions progressivement qu’elle avait mal supporté la séparation avec son amie, mais surtout elle avait été profondément blessée par l’accaparation exclusive de l’éducation de ce fils par la mère biologique officielle. Elle a ressenti comme un arrachement cette rupture avec son fils. En réalité, elle avait été rejetée par sa compagne et avait perdu, du même coup, sa place de mère « tacite », cette place illégitime, ou non reconnu symboliquement, socialement. Elle se trouvait incapable de se défendre contre cette injustice. Elle avait été brutalement disqualifiée. Le scandale de la pédophilie à l’école représentait un déplacement du scandale du rejet de la place de mère qu’elle se sentait en droit de revendiquer. Les deux couples qui avaient formé un quatuor cohérent dans ce projet commun de parentalité, se sont séparés par la suite et chacun a repris sa route en solo. La mère de l’enfant s’est mariée officiellement avec une autre femme qui a pris la place de notre patiente, ce qui l’a torturée de jalousie. Le père a sombré dans l’alcool et en est mort en 2011. Le compagnon de ce père n’a plus donné signe de vie.

-         Dans sa biographie familiale nous retrouvions une mère assez possessive mais paradoxalement de contact froid, disait-elle à cette époque, alors que depuis son décès elle en parle comme d’une mère aimante et très présente pour la soutenir. Elle avait perdu son père qui était pharmacien (dentiste), comme la mère, mais il buvait et s’était montré violent avec sa femme. Elle s’est sentie peu aimée par son père et elle-même en retour, elle le méprisait à cause de ses agissements envers son épouse. Elle a une sœur avec qui elle ne s’entend pas ; elle la décrit comme une écervelée, égoïste, agressive de surcroit, et honteusement inaffective avec leur mère.

-         Lors de
cette première hospitalisation, progressivement son humeur devint instable, puis mixte, et enfin vira franchement à la dépression, ce qu’on désigne classiquement comme une inversion de l’humeur. Et nous constations, encore une fois, que la manie n’était que le masque de carnaval d’une profonde tristesse mélancolique. Cette douleur atroce de « perdre ainsi un enfant », de perdre son statut de mère, d’être rejetée hors de sa famille, avait profondément atteint son image narcissique. Une sorte de mort psychique du sujet qui a perdu son élan vital. Cet état mélancolique est apparu très tenace, résistant aux premiers traitements antidépresseurs. Elle resta hospitalisée environ 8 mois et la sortie fut décidée avec toutes les précautions requises : la présence d’un entourage bienveillant, affectif (sa mère, deux amies), un suivi hebdomadaire au CMP avec le Dr XL, le maintien d’un traitement efficace avec du lithium entre autres médications.

-         Elle retrouva une forme de stabilité. Elle put reprendre son travail, fut bien soutenue par son entourage, recommença à faire du sport (tennis en compétition dans son club), de la photo, … Devant cette amélioration, elle demanda un allégement de son traitement. Au retour des grandes vacances elle m’annonça qu’elle allait bien, elle avait rencontré une femme qui habitait d’ailleurs dans son immeuble et elle participait toutes deux à des compétitions de tennis. Elle m’annonça qu’elle voulait distancier nos consultations, gardant un traitement léger que son généraliste allait gérer et elle s’était engagée à faire une psychothérapie.

-         Quatre ans se passèrent apparemment bien grâce à cette nouvelle idylle. Puis, un jour, nous apprenions qu’elle avait fait une tentative de suicide grave en absorbant des médicaments très toxiques qu’elle avait su accumuler méthodiquement. Le réanimateur nous expliqua qu’ils avaient réussi à la sauver de justesse de la mort, grâce à un nouveau médicament qui était sorti récemment sur le marché. Nous retrouvions donc en SDT cette patiente avec un tableau franchement et typiquement mélancolique. Elle ne cessait de dire qu’elle voulait mourir, qu’elle se sentait mal tout le temps, une douleur physique lui transperçait le thorax, elle ressentait un vide intérieur, elle n’avait plus aucun intérêt à vivre. Elle précisait que nous n’arriverons pas à la soigner, le mal s’était installé définitivement. Elle restait abattue sur une chaise dans le pavillon, ne parlait à personne et gardait un facies sombre. Le discours était très pauvre, monotone, répétitif. Elle ne finissait pas ses phrases et cherchait ses mots. Elle, qui avait acquis une bonne culture générale et qui s’exprimait facilement, ne savait plus faire des phrases complètes et utilisait très fréquemment des mots valises : comme « machin » pour remplacer le mot qui ne lui venait pas. Elle ne faisait plus aucun effort, non seulement dans la pensée et le discours, mais aussi dans la tenue qui était devenue plus confortable qu’élégante. Elle prenait un style plus masculin et négligé. Cet état mélancolique dura longtemps, nous ne pouvions plus la faire sortir tellement elle restait fragile et le médecin de son travail fut obligé de lui proposer de la mettre en longue maladie. Pour reprendre son poste, elle devait voir un expert. Après plusieurs traitements, pourtant à fortes posologies par rapport à nos habitudes, nous nous sommes vus contraints de lui proposer des ECT Electro-Convulso-Thérapie, à l’époque elles se pratiquaient à Sainte Anne. Après un mois de traitement, elle retrouva une humeur adaptée et stable. Elle fut à nouveau suivie au CMP et le médecin expert, avec qui nous échangions des avis, lui permit de reprendre son travail après environ un an et demi d’arrêt. Cette fois-ci encore, elle retrouva une vie active, sociale avec des loisirs. Après plusieurs années, les relations avec son amie se gâtèrent. Elle était devenue jalouse, car cette jeune femme avait gardé beaucoup d’attraits et comptait bien s’en servir. Notre patiente lui fit des crises de jalousie assez retentissantes dans l’immeuble ou dans les cercles d’amies. Une fois même le soir au CMP lorsque je la recevais en consultation tard après son travail, elle fut saisie d’une crise d’angoisse, de désespoir au point d’annoncer qu’elle allait se suicider si son amie ne venait pas la chercher. Au téléphone devant moi, sur un ton péremptoire, elle la somma de rappliquer au plus vite. Ce chantage au suicide n’était pas vain, malgré cette scène manifestement empreint de manipulation. L’amie arriva mais montra une véritable lassitude et reconnut devant elle qu’elle était épuisée par toutes ces crises, par ces scènes de jalousie, par ces mises en avant de sa maladie pour la tyranniser. La patiente pour décrire le caractère de son amie, reprenait les mêmes termes qu’elle avait utilisé pour sa première compagne : diabolique, perverse, folle, …

-         Elle fut à nouveau hospitalisée suite à cette nouvelle rupture. L’hospitalisation dura encore longtemps et nous avons eu encore recours aux ECT pour la faire sortir d’un nouvel épisode mélancolique. Un expert fut désigné à nouveau pour une prochaine reprise du travail.

-         Après avoir vendu la maison secondaire familiale, dans laquelle elle invitait de nombreuses amies qui ne se sont plus manifestées après la vente, elle voulut acheter un grand appartement, tout en gardant le sien. Cet achat démesuré et inutile la plongea dans des difficultés financières. Un épisode mixte, cette fois-ci, fut l’occasion d’une nouvelle hospitalisation. Celle-ci fut plus brève et aboutit à une mise sous curatelle et un cousin, apparemment bienfaiteur, fut désigné comme curateur. Le comble de cette situation, était que nous avions appris par la suite qu’elle était donc sous curatelle, mais elle était aussi, nous l’ignorions, curatrice de sa mère qui commençait à vieillir et ne pouvait plus gérer ses biens.

-         Une dernière hospitalisation survint récemment, en 2015, un peu moins de deux ans après le décès de sa mère. Cette mort fut vécue comme un nouvel effondrement dans sa vie. Elle l’avait soignée à domicile avec un dévouement rare après une hospitalisation pour un AVC. Malgré ces soins attentifs et permanents, elle s’est sentie atrocement coupable. Depuis, un vide pesant s’est installé, elle a perdu tout élan vital, elle s’est désintéressée de son travail qu’elle vivait comme un enfer, et se plaignait d’être harcelée, elle déclarait qu’elle faisait un « burn-out ». Elle avait perdu toutes ses amies qui se lassaient de la voir se plaindre, car elle ne pouvait pas s’empêcher de geindre. De plus, elle n’avait plus rien à dire en société. Elle se sentait mal quand elle était seule, elle se sentait mal lorsqu’elle était entourée. Elle maintenait un discours de dévalorisation, d’incapacité. A nouveau, elle s’est faite hospitaliser malgré un peu de réticence. Ne voulant plus rester à Ville Evrard, elle fut orientée en clinique et le Dr Jean l’a prise en charge. Des séances d’ECT lui permirent de recouvrer partiellement une humeur stable, mais elle avait gardé des idées de revendication et finit par demander sa sortie. Son état resta fragile, elle soutenait fermement qu’elle s’ennuyait parce qu’elle ne travaillait pas et seule, pensait-elle, sa reprise permettrait d’aller mieux. Ainsi, elle exprimait une dénégation de sa maladie dépressive, rationalisait la survenue de cet état par l’inactivité professionnelle. Au bout de plusieurs mois, avec l’aide de son médecin du travail, elle retrouva un expert qui lui accorda une reprise à temps partiel. Malgré cette reprise qui généra beaucoup d’angoisse, elle constata elle-même que le travail ne la guérissait pas de cette mélancolie structurelle. Son discours était devenu très répétitif, avec des ponctuations stéréotypées ; elle scandait les phrases par de nombreux « oui » en hochant la tête, utilisait des mots valise comme « machin ». Elle livrait chaque semaine, avec une monotonie mélancolique, les mêmes litanies courtes, sur son état de tristesse et de vide intérieur. Sa solitude lui semblait infinie, elle ne voyait plus personnes, les gens se détournaient d’elle et lorsqu’elle les voyait, elle ne trouvait rien à leur dire, les conversations tombaient.

-         Cependant, pendant un certain temps elle allait assez régulièrement à Agora Hôpital de Jour, s’était inscrite à un club de photo et continuait à travailler. Seul, son intérêt se portait sur son « fils adoptif », qui après avoir déserté l’école prématurément, après avoir fait quelques frasques, après avoir consommé du cannabis, avait eu le projet d’être DJ. Pour récupérer son affection, ou sa présence, elle lui acheta le matériel, puis participa à lui trouver un studio. Elle avait essayé de garder une relation affective maternelle par ces aides matériels. Il a fini par travailler quelque temps grâce aux relations de sa mère biologique.

-         Ce cas nous incite à soulever plusieurs points sur ce trouble affectif. L’état maniaque s’est déclenché par la rupture avec sa compagne, qui lui a refusé brutalement le statut de « mère » pour leur fils. On peut se demander quelles ont été les pensées de cet enfant devant la présence de ces deux mères qui rivalisaient pour garder l’affection exclusive. Elle n’a jamais pu être officialisée « mère » et la mise à distance, la disqualification, ont été pour elle une forme de meurtre subjectif psychique. Contre cette agression injuste, elle s’en est défendue par un accès maniaque et angoissant, teinté de paranoïa, où elle ne pouvait tolérer sans rien dire, d’abandonner son fils dans un milieu « perverti ». L’éducation accordée par la mère biologique semblait, à ces yeux, critiquable, suspect. Elle revendiquait la bonne manière de l’éduquer. Ce thème était déplacé d’une manière délirante sur le comportement de ses élèves, victimes eux aussi, pensait-elle, de ces éducations permissives ou démissionnaires des parents. En réalité, elle était meurtrie, blessée, par l’absence d’inscription symbolique de son statut de mère qu’elle revendiquait. Les états mélancoliques aigus successifs ont toujours été déclenchés par des ruptures affectives : séparation avec la 2ème compagne, le décès de sa mère. Après ce décès, des idées pseudo-délirantes de culpabilité sont apparues, avec un fort sentiment de dévalorisation. Là encore, sans la présence soustenante d’un tiers, elle s’effondre, son existence devient vide, l’ennui la gagne et ce qui reste de l’image narcissique flétrit. On ne peut pas s’empêcher de reconnaître chez elle un état psychotique ; non seulement par la clinique de ces états aigus avec les délires qui sont un message codé d’une réalité douloureuse, quasi meurtrière ; mais aussi par cette absence d’inscription symbolique de son existence. Rejetée ou délaissée par un père violent, sans doute étouffée par une mère intrusive mais finalement assez froide, recherchant à travers une semblable un soutien narcissique qui dérapait inexorablement, elle ne pouvait se soutenir ou se structurer narcissiquement. Ces ruptures étaient sans doute liées à la relation exigeante, peut-être fusionnelle, qu’elle instaurait avec ses compagnes et qui devenaient au long cours insupportables pour elles.

-         Cécile Simon qui la suit en psychothérapie au CMP pourra vous donner un éclairage sur d’autres aspects de cette patiente et aussi elle pourra vous apporter des éléments plus récents.

Cécile Simon

 Mme P. était déjà suivi auparavant au CMP par une psychologue partie à la retraite.

Deux temps dans son suivi psychothérapeutique:

-        une 1ère période qui a duré de 2007 jusqu’à son hospitalisation en 2009 pour un accès maniaque. A ce moment, l’arrêt des séances a été concomitant au moment où j’allais m’arrêter pour un congé maternité.

-        et une 2nde après une longue hospitalisation dans un moment mélancolique après le décès de sa mère, en 2013.

Le Docteur Lallart qui a été son médecin pendant plus de 15 ans, lui suggère une reprise des séances avec moi, ce qu’elle accepte sans se poser de questions et donc sans revenir sur la longue période d’interruption de 2010 à 2013.

Sans trop m’attarder sur cette première phase de rencontre avec Madame P., je voudrais avancer l’idée qu’à l’époque ce que je sentais poindre dans son discours relevait davantage d’une revendication paranoïaque.

Elle sort d’une relation de 11 ans avec sa compagne, mère d’un garçon. Elle vient me voir dans ce contexte de rupture difficile. Cette compagne ne s’est jamais intéressée à elle m’explique-t-elle, tout en étant, quant à elle, dans un discours répétitif, obsédant quant au fait que cette femme était folle, manipulatrice, perverse (me faisant douter par moment d’une structure obsessionnelle) et insistant sur son statut de victime auprès d’elle. Ainsi à ce moment, il ne m’était pas aisé de m’y retrouver quant à ce diagnostic de PMD.

La lecture du texte de 1912 de Karl Abraham « Préliminaire à l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et de ses états voisins » dans les Œuvres complètes, montre justement la proximité entre la PMD et la névrose obsessionnelle quant à (je cite) « une disposition hostile excessive (pour la PMD) de la libido, autrement dit une haine excessive réprimée. Pour Abraham, reprenant Freud, c’est le mécanisme de projection qui va différencier les choses. L’incapacité d’aimer du mélancolique va s’inverser  «  cette haine, dit il, concerne d’abord les plus proches parents, puis elle se généralise. Elle peut s’exprimer comme suit : je ne peux aimer les autres ; je suis obligé de les détester. De cette perception intime déplaisante naissent les sentiments d’insuffisance si grave de ces patients. Lorsque le contenu de cette perception est refoulé et projeté au dehors, le sujet en arrive à se croire non pas aimé mais détesté par son entourage. D’abord par ses parents puis par un cercle plus large »

. Fin de citation p. 218.

La description continue mais ce qui me semble intéressant, même si insuffisant pour décrire la psychose maniaco-dépressive dans son ensemble, sont les émanations projectives d’un délire paranoïaque dans les propos de cette patiente, repérables notamment dans la jalousie projetée sur sa sœur aînée, décrite comme la préférée de la mère, dans le 1er temps de la psychothérapie. Dans le second temps du suivi, après de nombreuses hospitalisations, et une phase mélancolique longue, ces propos auront plutôt disparu (hormis les propos très négatifs sur la sœur dont elle se plaint qu’elle et sa mère ont été les victimes de ses maltraitances notamment durant toute l’hospitalisation de la mère qui a conduit à son décès ) pour laisser place à un discours répétitif autour de la difficulté à être seule, à n’avoir plus de famille, à être abandonnée de tous.

Ce dont ne parle pas encore Abraham dans le texte de 1912 et sur lequel Freud insistera, c’est de la question du narcissisme bien présente pourtant dans la mélancolie comme nous allons tenter de la saisir ensuite.

Quelques mois après le début de nos séances, je perçois davantage la tonalité mélancolique des propos de Mme P. qui exprime alors plus directement son sentiment d’inutilité, d’infériorité par rapport à tout son entourage, une profonde auto-dépréciation s’installe. Et dans le même temps qu’elle s’enfonce dans ce type de discours, je la sens également me défier, rejeter sans appel chacune de mes interventions, qui ne valent rien visiblement pour elle. Pourtant, tout comme aujourd’hui, elle sera là  à toutes les séances que je lui propose jusqu’à un nouvel accès maniaque en 2009 donc.

Je la visiterai une fois aux Tamaris avant de partir pour un congé maternité.

La maternité est un point important (même si à l’époque je n’en avais pas autant mesuré l’impact sur elle) faisant l’objet dans le 2 nd temps de notre rencontre, d’une insistance quand elle viendra énoncer un désir d’être mère alors qu’elle était en couple avec une femme plus jeune et qu’elles ont décidé d’avoir un enfant (Stanislas, âgé actuellement de 23 ans)
Le protocole de FIV n’ayant abouti que sur des échecs pour elle, c’est alors sa compagne qui a pris le relai et est tombée enceinte.

L’impossibilité de concevoir, de porter cet enfant et l’accueil d’un bébé dans ce couple homosexuel à 4 constitue un point de départ de la réflexion autour de sa décompensation.

Nous mettant sur cette piste, dans ce temps de la reprise des séances, en 2015, après la perte de sa mère, elle suggère l’idée que c’est la contrainte à abandonner la procréation médicalement assistée (et donc contrainte à renoncer aussi à un statut identificatoire de mère) qui constitue le point de départ de sa maladie même si, précise t-elle « la maladie devait être là avant ».

Et même si nous savons qu’à ce moment là c’est l’enfant qui a été perdu pour elle, ce qu’on ne sait pas c’est ce qui a été perdu.

A l’arrivée de Stanislas, s’est actualisée une déception face à l’investissement sur un objet d’amour. Elle vit cette naissance comme une perte irrémédiable mais de quelle perte s’agit il ?  Probablement de la perte d’un objet de substitution à la perte fondamentale 1ère, substitution qui pourtant lui est rendue impossible. C’est pourquoi, l’identification  mélancolique à l’objet perdu sera la voie utilisée par la patiente à partir de là. L’objet est perdu et pour se protéger de cette perte, face à laquelle aucun objet ne peut venir se substituer le mélancolique s’identifie à l’objet rejeté.

 Pour reprendre textuellement les propos de Freud dans son texte de 1915, publié en 1917, Deuil et mélancolie «  le résultat (de cette déception donc) ne fut pas celui qui aurait été normal, mais un résultat différent. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé mais la libido, libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné » (p .156)

L’identification narcissique suppose donc l’abandon de l’investissement de l’objet. L’ambivalence est au cœur du conflit ;  c’est alors la pulsion sadique qui va, selon Freud, toujours s’imposer. Je le cite « La torture que s’inflige le mélancolique qui indubitablement lui procure de la jouissance ». Une jouissance où fait défaut le phallique puisqu’il s’agit comme telle d’une érogénéité de la pulsion de mort.

Il s’agit de cette célèbre formule de Freud toujours « l’ombre de l’objet qui tomba sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné ».

Il me semble que Mme P. décrit un moment d’identification à l’objet rejeté, quand elle est à la maternité avec sa compagne et le bébé et que la famille de la compagne arrive. Elle se sent littéralement éjectée de cette scène entre la mère et l’enfant.

Quelle place a t-elle alors auprès de cet enfant ? Cette question du « que suis je pour lui ? »la renvoie à celle du « que suis je pour ma mère ? » et à sa demande incessante d’amour à l’endroit de sa mère. S’agissant de Stanislas et de sa place dans son désir, elle dit « je ne suis pas sa mère, il fait la différence entre sa mère et moi, il est attiré par le luxe, elle a beaucoup d’argent » ou plutôt même, elle affirme par la négative « je ne suis rien, je n’ai pas d’existence aux yeux des autres, plus particulièrement aux yeux de Stanislas », « je suis son subalterne ».

Cette question  vient  réactualiser la place qu’elle a dans le désir de sa mère, question essentielle qui introduit au symbolique de la chaine signifiante et à quoi le sujet va pouvoir identifier son propre désir, réglé sur le désir de l’Autre. Pourtant dans le cas de la mélancolie, cela n’a pas été permis par l’entremise de l’Autre.

Lacan, dans son séminaire sur l’Angoisse, leçon X, affirme « nous ne sommes en deuil que de personnes dont nous pouvons dire j’étais son manque », s’assurant par là une place dans le désir de l’Autre.

(elle se souvient très bien, trop bien même, de la rage s’emparant d’elle lorsqu’elle voulait se soustraire aux visites à la famille maternelle parce qu’elle savait qu’à ce moment chaque dimanche là bas, elle ne comptait plus pour sa mère qui privilégiait sa famille et les laissait la critiquer ouvertement et la mettre de côté. On la renvoyait à sa ressemblance à son père, jamais accepté par la famille maternelle).

Dans la mélancolie, l’identification phallique permise par la métaphore paternelle, s’imaginer être le phallus de la mère, ne s’est pas produite.

Mme P., dans ce moment mélancolique interminable où elle n’arrive pas à faire le deuil de sa mère, me semble envahie par la jouissance maternelle  qui l’empêche d’aller s’identifier ailleurs.

« Si « der Schatten », l’ombre, cette opacité essentielle qu’apporte dans le rapport à l’objet la structure narcissique, est surmontable, c’est pour autant que le sujet peut s’identifier ailleurs » nous dit Lacan, dans le séminaire Le transfert en juin 1961 p.440.

Dans la logique de l’identification, s’imaginer le phallus de la mère va soutenir la construction de l’image de soi (du moi idéal) et faire entrer le petit sujet dans la logique de la demande et du désir, donc dans la rencontre avec l’Autre, et le fait entrer dans le rapport avec le désir de l’Autre. C’est précisément cela qui fait aussi défaut dans la mélancolie.

De n’être rien pour l’Autre, Mme P. tente de trouver là, à défaut, une identité « d’ombre » de la mère, semblant d’identification imaginaire, susceptible de la contenter. Elle n’arrive pas à la cheville de cette mère mais en restant dans son ombre elle peut quand même essayer de lui ressembler. Elle essaie d’être comme elle; bonne cuisinière, aller se cultiver au cinéma, au théâtre, dans des sorties, pratiquer le même sport que sa mère… mais dans tout cela, elle n’y est pas vraiment, voire pas du tout.

Durant la 1ère période des séances, je vous disais qu’elle parlait beaucoup de la femme avec qui elle a vécu 11 ans et qui avait un enfant et la décrivait comme perverse. Avec la psychologue précédente me racontait elle, elles avaient essayé de comprendre  l’attachement à cette femme en interrogeant le lien à sa mère. Mais « bof.. » disait elle à l’époque, « ma mère ne s’est jamais montré très affective », elle n’a pas vu la souffrance de ses filles. Sa mère n’était pas dans la parole, ce que précisément elle reprochait à cette ex compagne.

Elle semblait alors assez peu proche de sa mère, encore moins de sa sœur dont l’état de santé psychique préoccupait plus la mère.

C’est un revirement total dans son discours qui va s’opérer lors de cette 2ème phase de reprise de la psychothérapie où là elle ne va cesser d’encenser sa mère, la porter aux nues, ne lui arrivant pas à la cheville, cette mère d’une intelligence, d’un savoir vivre inégalable à ses yeux, et sur ce point son discours va venir se mélancoliser : elle est la 1ère coupable de son décès.

Dans son propos dithyrambique sur sa « maman » comme elle se met à l’appeler alors, il me devient évident d’entendre une tentative forcenée de s’identifier à cet objet idéalisé mais perdu, non séparée qu’elle est de la jouissance maternelle.

Mme P. s’est faite la soignante acharnée de sa mère jusque dans la décision finale auprès des médecins, décision dont elle s’accuse comme étant responsable de la mort de sa mère (quand à l’hôpital l’équipe médicale lui a demandé son avis pour réanimer sa mère en cas d’une autre attaque cardiaque, elle a énoncé la sentence : pas d’acharnement thérapeutique ).

Pour autant elle s’accroche à cette idée qu’elle a toujours été proche de sa mère et sa mère d’elle dans les moments de décompensation comme si elle voulait se constituer une relation à cette mère comme objet inséparable.

En conclusion, je pourrais avancer que l’identification à une imago  maternelle, qu’elle voudrait incarner auprès de Stanislas (à savoir d’être avec lui comme une mère et comme l’aurait été sa mère avec elle, lui apprendre pleins de trucs, faire plein de trucs avec lui) aurait pu peut être tenir lieu de suppléance, cependant ça n’a pas pris et ce dès le départ à la maternité.

Non loin du désir d’avoir un enfant se situe le désir d’être la fille aimée de sa mère. Elle aime à se convaincre, depuis la mort de celle-ci d’une relation de grande proximité entre elles, relation bien volontiers décrite comme fusionnelle et passionnelle par la patiente en tout cas.

Dans nos séances, il n’a jamais été question de son homosexualité, si ce n’est de dire qu’elle l’a toujours bien assumée, et qu’après une annonce difficile, sa mère a fini par s’y résoudre. Pourtant, en préparant cet exposé, je me suis dit qu’il y aurait lieu de la faire davantage parler sur ce sujet.  Quand je dis la faire parler, c’est bien évidemment en référence au fait que le sujet reçoit son message de l’Autre sous une forme inversée. Lacan, dans le Séminaire Les psychoses, Lacan spécifie ce que c’est que « la parole en tant que parler à l’Autre. C’est faire parler l’Autre comme tel. Cet Autre nous l’écrirons avec un grand A ».

La position qu’elle idéalise d’être mère serait-elle de l’ordre du semblant d’identification au féminin ? Mais ça  ne tient pas.

Peut être est ce malgré tout dans l’ouverture à cette question du féminin qu’une direction de travail devient possible pour la psychothérapie.

Et c’est justement à un moment où je m’interroge sur le transfert à l’œuvre dans cette thérapie que me vient l’idée de ces directions de travail quand la possibilité qu’il y ait de l’Autre constitué, c’est à dire pas tout puissant est là. D’autant qu’elle a également beaucoup investi le groupe mis en place par Céline, la psychomotricienne et Julie, infirmière à l’hôpital de jour, groupe intitulé « Corps pour Elles ».

Cécile Simon

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