La question du transfert dans les paranoïas

La question du transfert dans les paranoïas

Louis Sciara

Il y a déjà plusieurs années, analyste débutant, je reçois à mon cabinet une femme aux symptômes d’allure névrotique qui formule une demande d’analyse. Après quelques entretiens préliminaires, j’accepte de l’allonger, estimant que les conditions de sa demande étaient réunies. Au bout de quelques séances, se déclenche un délire au double versant érotomaniaque et persécutif au moment où elle fait allusion à une opération de l’appendicite à l’adolescence.

L’ablation, c’est-à-dire la soustraction de l’appendice est évoquée comme une manipulation sexuelle et une privation réelle de la part du chirurgien. La cure sur le divan, aux mains du psychanalyste, à sa merci, est révélatrice dans sa subjectivation d’une nouvelle manipulation, et d’une entourloupe sexuelle sur le corps réel, puisqu’en se dévoilant par la parole, elle se met à nu dans une nouvelle opération… analytique celle-là.

Autrement dit, cette patiente n’a pas résisté au transfert : la même constellation signifiante (être aux mains d’un opérateur dans une situation « thérapeutique ») réveille ce qui a été entendu par la patiente comme une privation réelle du phallus (appendice), et déclenche sur le plan imaginaire une activité délirante, là où dans la symbolique le référent (phallus symbolique) ne peut opérer comme manque dans la chaîne signifiante faute de castration.

Cette  vignette clinique introduit mon propos : le praticien ne sait jamais in initio à qui il a affaire, à quoi il accepte de prêter l’oreille, ce qui peut se déclencher. D’où l’importance des entretiens préliminaires, et la nécessité d’être  « averti » concernant ce qui nous réunit aujourd’hui, la clinique des paranoïas et plus largement celle des psychoses.

Le clinicien apprend beaucoup des surprises et des échecs, y compris pour ces derniers, quand il ne fait aucune faute technique. C’est toujours la structure du patient qui guide.

Du psychanalyste a donc affaire avec le Réel dans son acte.

Charge à lui d’en repérer les manifestations (symptômes divers de l’angoisse, phénomènes psychosomatiques, acting out et/ou passages à l’acte, et spécifiquement pour les cas de psychoses : les phénomènes élémentaires), d’en avoir une lecture la plus éclairée possible, au sein du dispositif transférentiel dans lequel il est parti pris et prenante. Il n’est pas vain de rappeler que la clinique psychanalytique est une clinique du transfert, du rapport à l’Autre.

Dans la proposition du 09/10/1967 adressée aux psychanalystes de son école, J. LACAN pose comme exigence éthique que le psychanalyste n’a nullement à s’autoriser à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, « car écrit-il ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir ». Et j’ajoute savoir le particulier des différences structurelles, et au cas par cas ce qui pourrait singulariser le parlêtre qui s’adresse à lui.

Travaillant depuis quelque temps sur le « transfert psychotique », J.L. FERRETTO et moi-même avons tenu à intervenir en binôme en nous étayant à la fois sur les avatars mais aussi sur ce qui est parfois « praticable » avec des parlêtres psychotiques.

A la lumière de nos expériences cliniques, comment restituer le travail analytique avec eux ? Qu’est ce qui peut se spécifier de ce transfert dont les coordonnées sont radicalement hétérogènes à celles du transfert avec des névrosés ?

Est ce que le terme de transfert peut être mis en cause ?

Nous allons donner quelques avis sur ces questions à partir de notre praxis avec des « sujets » relevant du champ de la paranoïa qui nous réunit aujourd’hui.

 Un premier jalon est préalable : définir même de façon succincte ce que recouvre ce champ dans son hétérogénéité et sa pluralité comme l’indique d’ailleurs l’intitulé de cette journée. Nous nous référerons aux registres classiques psychiatriques : délires d’interprétation (Sérieux et Capgras), paranoïas sensitives (Kretschmer), psychoses passionnelles (érotomanie, délires de revendication, délire de jalousie).

J’en profite pour faire quelques rappels essentiels :

Lacan, à l’instar de Freud qui s’était fondé pour établir une clinique analytique des psychoses sur le cas Schreber et sur les travaux de psychiatres avec lesquels il échangeait, a contribué tout au long de son élaboration à affiner la clinique de la paranoïa, faisant de cette dernière, fidèle à Freud, la pierre angulaire de la clinique psychanalytique des psychoses. Au fil de son cheminement (sa thèse, le stade du miroir, « les structures freudiennes des psychoses » et « la question préliminaire », jusque dans les séminaires « les non dupes errent », « RSI », « le sinthome »), il s’est étayé sur les travaux des psychiatres classiques tels que Kraepelin, Seglas, De Clérambault, Cotard…. Vous vous souvenez dans le séminaire sur les psychoses qu’il s’appuie et d’un même mouvement démonte la définition princeps de Kraepelin : celle d’un paranoïaque cohérent, implacable, logicien, esprit froid et éclairé, malveillant en retour, en raison de ce que d’autres lui feraient subir. Lacan en dévoile plutôt les effets d’une structure qui a certes une certaine cohésion, mais qui ne doit pas nous leurrer qu’elle est la structure même d’une automaticité langagière infernale qui soumet le paranoïaque plus qu’il en dispose comme cela avait été jusqu’alors supposé.

A propos de Schreber, Freud écrivait qu’il lui paraissait « plus essentiel de conserver la paranoïa comme entité clinique indépendante, en dépit du fait que son tableau clinique se complique si souvent de traits schizophréniques ».

            Dans la même perspective, Lacan proposait dans la leçon 1 des « structures freudiennes des psychoses » de garder « la plus grande extension, la plus grande souplesse au nom de paranoïa »… de reconnaître « le caractère exemplaire et significatif de ce champ particulier des psychoses », et de « refaire une classification de la paranoïa sur des bases complètement nouvelles ».

            Ainsi, le champ analytique et plus particulièrement lacanien de la paranoïa, sans se diluer dans une extension infinie repose sur une acception beaucoup plus large que par exemple celle plus classique, des psychiatres français de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle. L’accent est mis avec Lacan sur la structure, la co-variance des phénomènes, la pluralité des paranoïas au sein d’un même champ. Il ne se cantonne pas au mécanisme descriptif et qui serait spécifique du type de psychose chronique (je parle ici surtout de l’interprétation délirante), ni à sa thématique.

Il y a un enjeu majeur dans tout cela : outre que la paranoïa a toujours permis une élaboration analytique des psychoses, il ne faut pas oublier que dans l’évolution contemporaine de la psychiatrie, la part belle est faite à la schizophrénie, réduisant la paranoïa à une peau de chagrin, à des cas de délire pour lesquels seuls importent la prise de psychotropes et la vigilance au risque de passage à l’acte. L’étiquette « paranoïaque », sans être naïf sur leur potentielle dangerosité, est souvent synonyme de patients irrécupérables et pour lesquels il n’est pas conseillé de trop s’en approcher, alors que Freud et Lacan n’ont parlé de travail analytique « possible » qu’avec des paranoïaques (Schreber, paraphrène ou paranoïaque ?).

Retenons simplement que nous pourrions englober dans le champ de la paranoïa tout parlêtre psychotique qui développe une activité délirante. Qu’elle devienne systématisée, qu’elle fasse « cristallisation » comme l’écrivait Seglas, peut assurer ainsi d’une subjectivation qui donne quelque stabilité sur le plan clinique, s’accompagnant le plus souvent d’autres phénomènes élémentaires (hallucinations, troubles langagiers a minima…). Pour les cas les meilleurs, la constitution d’une métaphore délirante est probablement l’indice le plus probant de ce qui est « travaillable » avec un paranoïaque. Suivant le type de paranoïas, il y a une grande disparité malgré tout. Le postulat fondamental du psychotique passionnel reste immuable n’offrant aucune possibilité dialectique, cependant que la sensitivité du Kretschmer se prête à un certain dialectisable dans les moments dépressogènes.

            D’un point de vue analytique, il y a d’autres éléments majeurs qui incluent des parlêtres dans le champ des paranoïas :

Le premier concerne la question du moi, celle de l’image spéculaire. Dans son séminaire II (« le moi dans la théorie de Freud… »), Lacan précisait qu’à la différence de la schizophrénie, la paranoïa est toujours en relation avec l’aliénation imaginaire du moi. Les paranoïas sont des psychoses moïques.

            Depuis sa thèse (« De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité »-1932-) jusqu’au séminaire du « sinthome » (1975), Lacan a fait valoir la personnalité du paranoïaque, c’est-à-dire son assise moïque, affirmant au bout du compte que la personnalité et la paranoïa  sont une seule et même chose.

            Ainsi, le champ paranoïaque est celui d’une certaine consistance de la personnalité.

            Il y a eu un impact indéniable du stade du miroir, qui ne se retrouve pas dans le champ des psychoses non moïques (les schizophrénies, les délires d’imagination et plus largement les paraphrénies).

            Que la constitution d’un sujet passe par la mise en place de l’image spéculaire permet d’entendre que ce que Lacan appelait l’axa imaginaire –axe aa’- c’est-à-dire la façon dont un sujet peut se représenter par son moi en s’appuyant sur l’image de l’autre, est mis en place dans les paranoïas. L’échec de la dimension symbolique qui s’y articule, celle de l’Autre, de l’Altérité via le ratage de la castration dans le langage, la chaîne signifiante ne permet pas pourtant de faire des paranoïaques des névrosés.

            Ch. Melman a beaucoup contribué à faire réfléchir à la proximité de la paranoïa psychotique avec la paranoïa commune propre aux névrosés puisque le moi du névrosé a toujours une dimension paranoïaque. Le stade du miroir constitutif du sujet repose via l’autre, sur la jalousie, la rivalité, l’amour, l’agressivité. Par exemple, Melman affirme que la question de la jalousie ordinaire permet de mieux entendre ce qui se passe dans les délires de jalousie. Je renvoie à son séminaire sur « les paranoïas ». Retenons que l’image spéculaire est globalement établie même si le statut de l’image n’est pas vraiment du même registre que pour le névrosé. Je renvoie aux travaux de St. Thibierge sur le Fregoli ou l’illusion des sosies (disjonction de l’image et de l’objet dans i(a) qui est l’écriture de l’image spéculaire du névrosé) qui concernent aussi les paranoïas. Il faut surtout garder à l’esprit que le rapport à l’Autre n’a pas été correctement symbolisé, ce qui n’est pas sans retentissement sur l’image spéculaire puisqu’a contrario du névrosé, il n’y a pas de manque (pas le trou de l’objet a) dans cette image structurale propre à la paranoïa, ce qui lui confère un statut d’image ou de représentation différencié par rapport à celui du parlêtre névrotique. Fondamentalement, s’il y prévalence de l’axe imaginaire, et comme le paranoïaque a un bon usage de la langue, cela indique qu’il y a bien un lieu de l’Autre, mais comme tout psychotique, le paranoïaque se retrouve dans un dispositif structural qui exclut ce lieu de l’Autre.

Le registre symbolique, celui du signifiant, a d’abord été prévalent chez Lacan qui a dégagé un socle commun à toute psychose à partir d’une relecture de Schreber et d’un retour à Freud dans le séminaire consacré aux psychoses (1955-56). Ce mécanisme est celui de la forclusion du Nom du Père. Lacan ne l’a jamais contredit, même s’il en a assoupli le repérage et surtout la lecture dans ses séminaires des années 70 sur la topologie des nœuds. Donnant moins de substance à ce signifiant du Nom du Père, celui de la fonction paternelle, il a fait valoir les noms du Père, c’est-à-dire leur pluralité, laïcisant de fait cette fonction mythique du Père, et la privilégiant dans le sens du Père comme nom, comme nommant, attribuant à cette fonction de la nomination le statut d’un quatrième rond qui noue boroméennement les trois ronds du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

            Ce quatrième rond Lacan le désigne dans « RSI » comme celui de l’Oedipe, mais surtout du symptôme c’est-à-dire ce qui est la marque individuelle du sujet névrosé.

            Dans les psychoses, il n’y a ni symptôme au sens freudien, ni cette nomination du Père comme NOMMANT, ce qui ne noue pas les trois registres. Ainsi, la forclusion du père comme nommant caractérise la structuration psychotique. Mais si dans les psychoses non moïques c’est plutôt un dénouage (et parfois une totale séparation des registres comme dans les schizophrénies), dans la paranoïa, Lacan précise qu’il s’agit d’un nœud de trèfle : réel, symbolique, et imaginaire sont en continuité, et d’une même consistance. A ce propos, Charles Melman reconnaît dans ce nœud de trèfle une paranoïa « guérie », rapportant que « l’organisation paranoïaque peut constituer le mode de guérison d’une psychose ». Cette paranoïa « réussie » serait celle où le paranoïaque parvient à constituer un sujet Un, celle qui serait intenable pour les autres dans le lien social puisqu’il les traiterait en véritables objets a, c’est à dire en déchets.

            Lacan introduira alors le « sinthome » en tant que suppléance comme modalité « de dédoublement du symbolique » à l’oeuvre dans nombre de psychoses, sorte de quatrième rond qui évite le dénouage des trois registres et qui présentifierait une forme de structure paranoïaque qui tient.

Ainsi, avec cette extension de sa conception de la forclusion du NDP, Lacan nous laisse entrevoir la grande variété phénoménologique des psychoses qui obéissent à des modalités transférentielles diverses. Quand Lacan évoquait l’étendue des effets de la forclusion du NDP, il s’agissait non pas d’une partialisation de ce mécanisme (qui obéit plutôt au tout ou rien), mais plus spécifiquement d’une façon de rendre compte de formes non boroméennes du nouage des registres, avec ou sans sinthome. Quelle importance accorder alors à l’existence d’une métaphore délirante (c’est à dire d’une activité dans le registre imaginaire) ? Comment l’envisager ? Comme une modalité de l’imaginaire où le rond de l’imaginaire se noue non boroméennement avec les deux autres registres du symbolique et du réel ? Ou bien comme une suppléante qui vient redoubler le rond de l’imaginaire ?

Dans le séminaire les PARANOÏAS (1999-2001), Ch. Melman suscite un autre questionnement et une autre lecture du concept de forclusion du NDP comme spécifique à toutes les psychoses. Il propose de bien séparer deux types de psychoses (dernière leçon p 371) : d’un côté la paranoïa où « l’instance phallique fait un peu trop saillie dans le réel » (cette instance normalement opérante mais irrepérable et manquante dans le réel), de l’autre celles où « la signification phallique se trouve évacuée » livrant le malheureux sujet « au non sens de l’Autre » sauf que « ce lieu de l’Autre reste habité par toute une série de formules, de phrases….d’injonctions… et qui ne manquent pas de circuler » (allusion manifeste aux phénomènes élémentaires). Pour ces dernières, ce serait l’objet a du réel qui serait directement aux commandes (pullulation des objets -voix et regard- si tyranniques cliniquement) et pour la paranoïa ce serait prioritairement le phallus. La paranoïa serait une psychose de plus de jouir du phallus (dans sa prévalence imaginaire), et non de l’objet a.

            Je vous livre ces éléments pour enrichir le débat qui à la lecture du séminaire de Melman s’est pour moi nettement complexifié.

            Le point qui reste le plus vif et le plus pertinent cliniquement, c’est lorsque Ch. Melman rappelle combien le paranoïaque vient incarner l’instance phallique dans la réalité, puisque faisant l’objet, comme il l’exprime, par ses interprétations délirantes ou ses hallucinations voisées, de toutes les attentions et malversations. Le paranoïaque se tient au lieu même de l’instance phallique (B. Vandermersch dit qu’il occupe plutôt le lieu du signifiant faute de phallus symbolique), forclos de toute Altérité, ou venant incarner cette Altérité, en tant que Tout phallique. Au moins un sur lequel conflue l’ensemble des significations (cette fameuse « signification personnelle » des phénomènes élémentaires). Par exemple, un patient me faisait remarquer que depuis tout petit, il avait la conviction que les médias parlaient de lui, que le monde avait été créé à son intention, pour lui. Nous pouvons reconnaître à ce niveau le délirant interprétatif de Sérieux et Capgras et le passionnel d’exception du jaloux délirant ou du revendicateur. Cependant que l’érotomane vient s’appuyer sur son dit-objet d’amour qui n’est qu’un pareil au même pour faire UN avec l’Autre, UN total, complet et Réel. Du côté du sensitif, l’aspect phallique en question est présent mais en même temps beaucoup plus nuancé.

            Après ce repérage structural préliminaire, j’aborde sous forme de précisions, remarques et questions, ce qui concerne le transfert dans les psychoses. Pourquoi la paranoïa, plus exactement le champ des paranoïas, serait plus accessible au transfert que les autres psychoses (je pars d’un cadrage large et donc schématique) ? Pour diverses raisons :

La consistance moïque est en place et permet de soutenir « une personnalité » une « subjectivation » avec des élaborations, plus ou moins ténues en fonction des capacités de création propres au « sujet » (n’est pas Schreber qui veut), l’ensemble soutenu par un arrimage symbolique au langage structuré avec un usage du signifiant possible même si la psychose ne laisse pas la possibilité de reconnaître la faille dans le signifiant (de S1 à S2 il n’y a pas de gap, de trou du fait de la défection de la chute de l’objet a). N’empêche qu’une aptitude à la verbalisation est beaucoup plus nette que dans les psychoses non moïques.

Le tissu délirant est une assise imaginaire qui peut faire tampon, nouer, voire lier Symbolique et Réel (alors que dans les schizophrénies « tout le symbolique devient Réel » disait Lacan) en particulier quand une « cristallisation » vient fixer et pacifier le paranoïaque.

Les phénomènes élémentaires comme manifestations du Réel de l’objet a et qui s’imposent au paranoïaque s’articulent et font corps avec le délire, venant le nourrir, ou s’immisçant comme préalable à ce délire. Le champ de la paranoïa ne se restreint pas aux seules interprétations délirantes.

            De surcroît, Lacan et depuis un demi-siècle des psychanalystes ont pris sur leurs divans des psychotiques paranoïaques et c’est à la lumière de leur expérience que nous en avons en retour des élaborations sur le transfert psychotique (je cite les travaux de Perrier, Maleval, Melman, Czermak, Landman, Pommier, Izcovich récemment…).  « L’hainamoration » de Schreber pour le professeur Flechsig nous a beaucoup appris sur le caractère délicat du « maniement » du transfert, sur son caractère irrésistible (« les psychotiques ne résistent pas au transfert » M. Czermak).

            M. Czermak évoque la « décomposition spectrale » du transfert psychotique pour faire valoir qu’avec un parlêtre psychotique ce qui fait lien homogène pour le névrosé entre idéal du moi, moi, phallus, objet, Autre, autre, se révèle dans toute sa crudité et son éclatement dans les diverses manifestations cliniques et donc transférentielles. Il ne faut jamais mésestimer l’impact de l’automaticité langagière dans tous les cas.

            Cependant, si le transfert psychotique incite donc à la prudence, il n’en demeure pas moins que les paranoïaques en cure, sur le divan, restent rares. Il vaut mieux y réfléchir à deux fois avant d’allonger et d’accepter la demande. Le moment de survenue d’une demande est évidemment capital, cela exclut de toute évidence, toute velléité analytique dans une phase aiguë de la pathologie. Les surprises les plus ordinaires sont celles d’un déclenchement d’une paranoïa, là où c’était l’analyse d’un névrosé qui était prévue, supposée, comme dans le cas que je vous ai rapporté. J’ajoute qu’un double suivi dans deux lieux analytique et psychiatrique est relativement fréquent dans mon expérience, il ne faut pas oublier la sédation de jouissance que peut apporter la prise de psychotropes bien ajustée. Par ailleurs, il n’est pas impossible que certains parlêtres paranoïaques aboutissent par le travail d’une cure à une stabilisation de leur délire.

            Pour Freud, dans « l’introduction à la psychanalyse », c’était explicite : « les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du transfert…ils restent ce qu’ils sont…nous ne pouvons rien y changer ». Pour Lacan, les références au transfert psychotique ne se retrouvent ni dans le séminaire « le Transfert », ni dans « l’Acte psychanalytique ». Sa « question préliminaire » des Ecrits (1957-58) a constitué une ouverture indéniable pour le transfert psychotique, mais il n’en a pas proposé une écriture, comme celle inscrite dans la « Proposition de 1967 » pour le transfert névrotique. Dans un article de La célibataire (n°4), Claude Landman reprend ce mathème qu’il faut entendre comme un repérage de Lacan au moment où il travaille la logique.

Il écrivait alors :

S                                             Sq

             s (S1, S2, …., Sn)

s c’est la place du sujet qui se met à énoncer les signifiants de son savoir inconscient (S1, S2, Sn). C’est aussi la place de l’analyste. La barre est celle du refoulement. De ce savoir, il y a quelque chose qui se dit à l’insu du sujet qui parle ; s est représenté par S, le signifiant du transfert d’un sujet, « nommable d’un nom propre, pour un Sq, un signifiant quelconque ».

            La flèche (      ) indique la dynamique de la cure où se mobilisent et se produisent les signifiants primordiaux du sujet, dans un certain ordre. La fin de cure se traduit par la réduction du nom propre à un signifiant quelconque, ce qui rend compte de la précarité d’un sujet divisé, qui n’est que porté par un signifiant pour un autre signifiant. Au fur et à mesure de la psychanalyse, le sujet supposé savoir dont l’analyste était le support, est destitué. La fin

de partie illustre ce que le discours analytique met en place   ()   à savoir que

l’analyste vient occuper cette place d’objet a, de semblant, et d’agent dans le déroulement de la cure.

            Dans le transfert psychotique, cette écriture n’est pas possible. Qu’en ressort-il ?

Il n’y a pas de sujet supposé savoir « le pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert » (noté SsS déjà évoqué dans le « Transfert » et par l’article de Scilicet « la méprise du sujet supposé savoir »).

            Est-ce à dire que le concept même de transfert est inadapté ou obsolète dans les psychoses ? Je crois qu’il faut maintenir le terme parce qu’il est dicté par le réel de la clinique des psychoses, et qu’il ne s’agit pas de la fossiliser en tant que concept universitaire appliqué et déterminé par une lecture seulement névrotique de la clinique. L’important est d’en connaître justement les coordonnées différentes de celles du transfert névrotique quant aux statuts du sujet, de l’objet, du rapport à l’Autre et du petit autre.

            La psychotique a affaire non à une supposition que du psychanalyste saurait, pourrait savoir, mais à une certitude qu’il sait que l’Autre sait. L’autre serait détenteur d’un savoir absolu dont il pourrait tirer des ficelles, voire le manipuler, l’asservir à produire en toute transparence un savoir au service de sa jouissance. Et voilà notre psychotique aux prises avec un Autre omniscient et que le psychanalyste pourrait venir incarner.

Il n’y a pas de refoulement, pas de barre, donc pas de savoir inconscient, c’est-à-dire pas de savoir troué. Le savoir du parlêtre psychotique est automatique sans trou, constitué d’un agencement de purs signifiants qui n’ont pas valeur de signifiants, puisque ne renvoyent pas à d’autres signifiants, mais se réduisant à des signes qui s’entremêlent dans un tissu imaginaire, qui pourrait se focaliser autour d’une métaphore délirante.

            Dans les paranoïas comme dans toute psychose, et même si le phallus s’érige en composante moïque ostensible, sous forme d’une mégalomanie, c’est aussi un transfert sous commande directe de l’objet a, réel. Directe parce que sans la médiation d’un fantasme ($¸a) comme dans la névrose, ce qui fait que le psychotique a un rapport de contiguïté plus net avec l’objet, lequel reste toujours voilé dans la névrose.

            Enfin, le sujet paranoïaque se prend pour son moi, ce qui est différent du sujet divisé, toujours évanescent. Il est parlé, encore que cliniquement il y a des nuances, sans équivoque signifiante, sans jeu entre  signifiant et signifié (lesquels sont soit disjoints, soit collabés dans une concrétion signifiant (néologisme, holophrase).

            En somme, ab initio, quand un paranoïaque s’adresse à un analyste ou un clinicien en général, il n’y a pas d’adresse à un sujet supposé savoir, mais une demande prise dans une Automaticité de l’Autre, c’est-à-dire d’un Autre réel constitué de purs signifiants qui défilent. Mais comme ce qui caractérise le champ de la paranoïa est l’existence d’un tissu signifiant délirant, l’analyste va se trouver à la fois comme tenant d’un Savoir Tout, mais aussi pourrait contribuer à une pacification de ce délire, en y introduisant quelque chose d’un savoir dire, qui pourrait faire trou dans la certitude. Ce serait ainsi le « praticable » du transfert psychotique : mettre un bémol dans la conviction paranoïaque.

            Mais alors comment le paranoïaque pourrait-il se passer de l’analyste à long terme, lequel ferait office de sinthome dans cette figuration ?

Dans tous les cas, le point de fixation délirant sera maintenu, mais une part de dialectique sera insérée. Au fil du temps, les remaniements sont toujours possibles, et l’analyste ne sera jamais à bout de surprises.

M. Czermak insiste surtout sur l’injonction impérative de l’objet a comme véritable difficulté dans le transfert psychotique car l’objet est intraitable, et il prend surtout l’exemple de la psychose maniaco-dépressive où l’objet est au premier plan. Peut être y a-t-il un traitement possible plus large avec le champ des paranoïas si c’est moins l’Automaticité de l’objet que l’émergence du phallus réel qui fait saillie et prévaut comme l’indique Ch. Melman.

            Dans les paranoïas, c’est non pas la disparité (vis à vis d’un sujet supposé Savoir, c’est vrai dans toutes les psychoses), mais la parité qui est au premier plan puisque l’axe imaginaire s’impose. Encore faudrait-il mieux identifier le statut de l’image, c’est-à-dire la relation à l’autre, au semblable (?), à la marionnette ou à « l’image fascinante, aspirante et persécutrice » (Cl. Landman – « Lacan et le traitement psychanalytique de la psychose » – La célibataire N°4). En somme, de quel alter ego s’agirait-il ? En tout cas, cette disposition imaginaire du paranoïaque facilite probablement la relation transférentielle, si du psychanalyste en sait quelque chose et peut s’y prêter.

            Reste que si la phallus émerge du Réel dans la réalité, et vient s’incarner par le parlêtre même, ce dernier non seulement en devient le point de convergence de tout ce qui peut l’entourer, mais à tenir un statut d’exception, d’Au moins un, cela ne peut guère rendre aisé le maniement du transfert.

            Le problème est flagrant avec les psychoses passionnelles où la forclusion du lieu de l’Autre, fait que le « sujet » paranoïaque vient occuper une place d’Autre Réel, représentant à lui seul une altérité réelle : l’au moins un qui serait le juste des justes chez le revendicateur, l’au moins un qui ferait UN avec l’autre réduit à son objet réel même pour l’érotomane, l’au moins un jaloux qui serait le paradigme de celui qui serait évincé de la confrérie des jouissances. Les possibilités de cure pour des passionnels où le travail de remaniement du délire est pratiquement impossible, et où le postulat fondamental s’est installé d’emblée, sont quasi-nulles.

            En ce qui concerne les paranoïas sensitives, elles occupent une place à part dans le champ des paranoïas puisqu’elles se développent quasi-systématiquement à partir de conflits éthiques (sexuels ou professionnels), là où la question du phallus est toujours majeure. Elles sont en quelque sorte une référence pour les paranoïas, tel que Ch. Melman les évoque, à savoir dans cet émergence du phallus dans le réel. Du fait de leur finesse d’élaboration, et d’une capacité dialectique certaines, les sensitifs témoignent tout particulièrement d’une interrogation d’un statut du moi questionnant. Sans doute le maniement du transfert est-il plus aisé que dans d’autres paranoïas, dans la mesure où l’analyste se retrouve plus facilement en alter ego, ce qui pourrait permettre de mieux « travailler » avec le patient son matériel signifiant, en espérant mieux négocier avec lui, ce qui tourne autour du préjudice subi. L’humiliation souvent mise en exergue pourrait en être atténuée.

Je terminerai mon propos sur mon expérience avec des interprétatifs types Sérieux et Capgras dont les particularités transférentielles me semblent exister :

Le délire d’interprétation se déploie en « réseau », et s’il y a une certaine stabilisation des purs signifiants de ce délire, il y a sans doute si l’interprétatif y consent moyen de décoller de la certitude qui y est attachée, même si le noyau signifiant de la métaphore délirante reste intact.

D’une inertie dialectique, il est possible qu’un déplacement puisse s’opérer vers moins      de conviction. Pour cela, j’ai été surpris de constater que « l’amour de la connaissance » et de la vérité si chère aux paranoïaques, avec cet effort (même dans l’automaticité) de logique et de cohérence qui les caractérise, peut être un excellent support. En particulier avec le formalisme d’un savoir estampillé psychanalyse qu’un écart puisse se créer à force d’« injection » par le patient lui-même de signifiants psychanalytiques, peut contribuer à ajouter de l’imaginaire même normativé entre symbolique et réel, en les déliant. Un savoir de connaissance, quel qu’il soit, qui alimente cet amour de la vérité peut y contribuer.

Les paranoïaques peuvent ainsi devenir des analysants « normés » (M. Czermak emploie l’expression « psychose normée ») où la jouissance attenante à leur délire peut faire place en partie à une nouvelle forme de jouissance qui s’appuie sur un savoir qui se construit dans la cure (ainsi, la fiction oedipienne au titre de la théorie psychanalytique fait souvent l’objet de rationalisations qui tempère vers le trou de signification lié aux avatars de la métaphore paternelle), et qui ne sera jamais pour autant un savoir troué comme celui du névrosé.

Cette conjoncture de néo-aliénation (néo-orthopédie moïque ?) pose quand même le délicat problème de l’interminable d’une cure, avec la nécessité d’une présence réelle du psychanalyste qui risque de s’éterniser. Fait-il sinthome, prothèse signifiante qui s’articule à l’élaboration signifiante du paranoïaque, en participant à son remaniement ? Comment l’analyste pourrait-il alors s’en dégager, et le paranoïaque finir par s’en débrouiller seul ?

La cure de psychanalysants paranoïaques (interprétatifs et sans doute plus encore sensitifs) obéit dans tous les cas à une double exigence qui peut la rendre praticable :

D’une part, si l’analyste incarne l’Autre réel qui jouit, il devient persécuteur, ou celui avec lequel le paranoïaque jouit, et c’est l’érotomanie mortifiante avec « l’hainamoration » radicale qui la sous-tend. Cette occurrence ne donne plus alors de place, d’espace au « sujet paranoïaque » intégré dans l’espace de l’Autre réel et qui pourrait venir s’équivaloir à l’objet jusqu’à se cotardiser dans une mort du sujet réitérée. Nous pourrions dire que « le phénomène du mur mitoyen » (Melman) permet au paranoïaque de camper sur sa position, de protéger son espace de « sujet », et de ne pas sombrer en se retrouvant sans lieu,  assignant à l’Autre réduit à un petit autre menaçant le maléfique, de l’autre côté du mur, mais étant en retour assuré de se positionner dans un espace qui le protège, et le fait exister comme « sujet », à l’instar des phénomènes voisés. Il s’agit donc d’esquiver cette place Autre mais est-ce si aisé dans l’automaticité du transfert ? La position de l’analyste par rapport au savoir joue certainement un rôle (son style, ses savoirs faire et dire) important, même si cela ne suffit pas. B. Vandermersch l’exprime très bien ainsi (Les Paranoïas – Melman – p214) : « pourquoi ne pas élaborer avec lui, s’il y est ouvert, ce qui pourrait l’éclairer sur cette position spéciale, en s’aidant de ce que nous savons de sa place dans la structure ? ». Il ajoute : « à défaut de douter, du moins le paranoïaque peut-il apprécier qu’on sache ne pas en savoir trop ». Introduction d’une dimension de sujet supposé savoir là où elle n’existait pas, là où l’analyste était en place Autre d’un Tout savoir ?

D’autre part, la seule position tenable pour l’analyste est d’essayer de se situer en position de petit autre. Par exemple dans une sorte de mise en commun du questionnement du patient, non seulement sur son cas, mais au nom d’une connaissance, y compris psychanalytique.

Reste en suspens une ultime question qui n’est pas seulement mienne, à savoir qu’en est-il du désir du psychanalyste dans le transfert avec des paranoïaques ?

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