Paul Federn et la psychothérapie des psychoses

Paul Federn et la psychothérapie des psychoses :

quelques enseignements d’un pionnier

 

Benjamin Lévy

 

 

 

Avant de commencer, je souhaite remercier Alain Bellet et Pierre-Henri Castel qui m’ont proposé d’intervenir lors de ces journées.

 

Je suis psychologue, psychanalyste ; j’ai soutenu une thèse en psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris Diderot, sur la thématique du délire paranoïaque de revendication. Mais si j’interviens ici et aujourd’hui, c’est plutôt à titre de traducteur de la correspondance entre Sigmund Freud à Paul Federn, composée de 140 lettres qui demeuraient jusqu’à présent inédites.

 

Ce projet a été initié par le groupe de travail sur Paul Federn crée par Florian Houssier, professeur à l’Université Paris XIII, et qui comptait comme membres Xanthie Vlachopoulou, Delphine Bonnichon et Adrien Blanc. Outre des articles scientifiques, l’existence de ce groupe de travail a permis la publication d’un premier recueil d’articles inédits de Federn : Investissement du Moi et actes manqués (Paris, Ithaque, 2017 ; 128 pages, 14 €).

 

Désormais, c’est donc également la correspondance entre Freud et Federn qui se trouve publiée aux éditions Ithaque sous le titre : Cartes postales, notes & lettres de Sigmund Freud à Paul Federn, 1905-1938 (Paris, 2018, 212 pages, 18 €).

Je suis redevable à Florian Houssier et à ses collègues du groupe de travail sur Paul Federn de m’avoir intégré dans leur projet. Et puisqu’ils m’ont ainsi offert l’occasion de me familiariser avec la pensée de Paul Federn, je présenterai quelques enseignements de ce dernier sur la psychothérapie des psychoses.

 

 

Paul Federn (1871-1950), un médecin et psychanalyste engagé

 

Rares sont ceux qui, de nos jours, savent qui était Paul Federn. Une présentation de l’homme permettra de resituer sa trajectoire. Paul Federn est né en 1871 ; de 15 ans le cadet de Freud, leur différence d’âge suffit à établir entre eux une relation de type « maître à élève ».

Ayant fait des études de médecine pour obéir à son père, Federn s’était intéressé à la médecine générale puis à la psychiatrie ; il fut présenté à Freud au cours de ses années d’internat.

 

Parallèlement à son parcours médical, Federn devint un membre actif de la Société psychologique du mercredi, l’ancêtre de la Société psychanalytique de Vienne. S’y rassemblaient les membres du premier cercle freudien, pour débattre de questions psychanalystiques. Federn participa de manière assidue à ces séances de travail, comme en témoignent les Minutes de la société psychanalytique de Vienne (publiées en France entre 1976 et 1983 aux éditions Gallimard). À une seule occasion, Freud écrit une lettre à Federn déclarant avec humour qu’il a été absent, chose qu’il qualifie de proprement « inouïe ».

 

Les remarques adressées par Federn à ses collègues lors de ces séances de travail, qui sont conservées dans les Minutes de la société psychanalytique de Vienne, montrent qu’il était un homme posé, pondéré. Sa présence reste discrète, ses interventions se révèlent pleines de bon sens.

Ces qualités humaines expliquent certainement que dans les années 1920, lorsqu’il se sentit affaibli par la maladie, Freud choisit Federn pour endosser le rôle de Président-adjoint de la société psychanalytique de Vienne. Federn, de longues années durant, représenta donc Freud dans ses démarches. Ceci indique que Federn était un personnage important, même s’il eut tendance à se maintenir au second plan, derrière les Ferenczi, les Abraham et les Jones qui cherchaient davantage que lui à se propulser sous les feux de la rampe et à occuper des postes de pouvoir.

 

Avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Paul Federn et sa femme parvinrent à émigrer aux États-Unis. L’un de leurs fils, Ernst, passa en revanche sept années dans des camps de concentration, en tant qu’opposant politique (il avait été arrêté comme activiste trotskiste). Ernst tira les leçons de cette douloureuse expérience dans des textes consacrés à la psychologie de la terreur. Plus tard, il devint un célèbre éducateur spécialisé dans le domaine de  l’enfance en difficulté et dans les suivi de personnes détenues en milieu pénitentiaire. Son expérience est relatée dans l’ouvrage Témoin de la psychanalyse (PUF, 1994).

Mais pour en revenir à Paul Federn, les lettres que lui envoya Freud indiquent que, dès avant 1910, ce dernier lui envoyait des patients, en particulier lorsqu’il diagnostiquait une psychose, mais pas seulement.

 

Freud considèrait Federn comme un grand spécialiste du suivi des cas difficiles. Il déclara à la famille d’un patient suivi par Federn, que ledit patient ne pourrait pas bénéficier de traitement de la part d’une personne mieux qualifiée.

Paul Federn fut donc un authentique pionnier. Et ce caractère ne se limite pas aux avancées dans le domaine de la psychothérapie des psychoses ; il défricha aussi le champ  de ce qu’il nomma, avec August Aichhorn, la psycho-pédagogie, ou pédagogie psychanalytique, qui s’adressait aux éducateurs. Ce faisant, il contribua à poser les premiers jalons d’une aide sociale à l’enfance tenant compte de l’apport psychanalytique.

 

Enfin, Federn voulut présenter la psychanalyse au plus grand nombre. Dans les années 1920, il rédigea avec Heinrich Meng un Manuel populaire de psychanlyse qu’on réédita à plusieurs reprises. Freud déclara que cet ouvrage avait « fait rayonner la lumière » psychanalytique et « frayé des nouvelles voies » pour sa discipline.

L’engagement de Federn au service des causes psychanalytique et sociale se traduisit enfin par la création de l’Ambulatorium de Vienne, un centre de traitement psychanalytique gratuit. Federn y travailla activement. Sans être engagé dans des partis politiques, son apport à l’expérience sociale-démocrate autrichienne entre les deux guerres fut remarquable.

 

Un théoricien controversé

Il n’empêche que, du côté de la théorie, l’héritage de Federn est débattu. Fut-il un continuateur de l’œuvre de Freud ? L’un des précurseurs de la psychologie du moi (ego psychology) ? Ou encore un déviationniste ?

Il est d’autant plus légitime de poser ces questions que Freud tint Federn en aussi haute estime en tant que médecin qu’en piètre estime comme théoricien. Une anecdote rapportée ça et là veut que lors d’un exposé de Federn devant la Société psychanlytique de Vienne, Freud se serait tourné vers un voisin, ou aurait glissé un mot portant la question : « Avez-vous compris ce qu’il veut dire ? »

 

Federn avait tendance à s’empêtrer dans ses propres théories. Il semble avoir eu du mal à bien définir les concepts qu’il employait. Par ailleurs, de tempérament mélancolique, il conférait à ses textes une coloration quelque peu dépressive : le lire n’est pas une expérience joyeuse. Certaines lettres lapidaires montrent que Freud se protégeait de la mélancolie de Federn, en prenant de temps à autres ses distances d’avec lui.

L’approche théorique de Federn n’est pas pour autant dénuée d’intérêt. Elle a fait l’objet d’une thèse soutenue par Maria Teresa de Melo Carvalho et publiée aux PUF en 1996 : Paul Federn, une autre voie pour la théorie du Moi.

Selon M.T. de Melo Carvalho, ce serait une approche phénoménologique des psychoses  que Federn aurait inventée, avant Minkowski et avant Binswanger.

La théorie de Federn s’avère par conséquent complexe. Je n’ai pas réellement la possibilité de la résumer ici : il est plus pertinent à mon sens, de parler de son approche clinique de la psychose, pour nous diriger vers quelques éléments théoriques, que l’inverse – même si, dans les textes de Federn, on peut avoir l’impression que lui-même procédait depuis la théorie vers la pratique. Ce qui est dommageable.

Dans les faits, il existait bien sûr une articulation du clinique et du théorique chez Federn. Les deux versants sont présentées dans le recueil d’articles dont il avait préparé la publication à titre posthume : La psychologie du moi et les psychoses (PUF, 1979).

Pour clore cette partie de mon exposé, je me limiterai à déclarer que ses propres textes théoriques, rédigés après-coup et publiés après sa mort, ne mettent qu’assez mal en valeur l’approche élaborée par Federn.

 

 

 

Une certaine théorie du Moi

 

Venons-en sans plus tarder à l’approche federnienne de la psychothérapie des psychoses.

Il me semble que la thèse centrale peut s’énoncer comme suit : un thérapeute chargé du suivi d’un patient psychotique devait, selon Federn, incarner son Moi. Pour mieux dire, il devait installer son Moi chez le patient. Ceci devait permettre de suppléer à l’absence de Moi chez le sujet psychotique.

Ces thèses, déformées et mal comprises, contribuèrent à la naissance d’une certaine ego psychology en Amérique, dans les années 1950 et 1960 :  les représentants de cette école voulaient « renforcer » le Moi du patient, soi-disant trop faible.

 

Mais renforcer le Moi de ses patients n’était pas le but de Federn. Il ne dit jamais que tel serait son objectif ; il avance plutôt que le thérapeute doit prêter son propre Moi au patient. C’est très différent.

Cette distinction causa du tort à l’œuvre de Federn, puisque, peut-être pour ne pas se voir confrontés à leurs propres contradictions, les psychanalystes américains des années 1950 et 1960, défenseurs de l’ego psychology, traitèrent Federn en traître à la cause freudienne :  ses textes furent mis à l’index plusieurs décennies durant. Les apprentis psychanalystes n’avaient pas le droit de s’y référer.

S’ils les avaient lus, sans doute auraient-il pu percer à jour certains errements de l’ego psychology pratiquée par les psychanalystes américains d’après-guerre.

Car, répétons-le, il ne s’agissait pas, pour Federn, de renforcer le Moi du patient. On ne renforce que ce qui existe déjà. Il faut plutôt dire que le thérapeute, selon Federn, avait à mettre en jeu son Moi, et se laisse happer par le patient, auquel il prêtait une partie de lui-même.

Ce faisant, le thérapeute risquait de se laisser « détruire » par le patient. Federn adoptait là une position inverse à celle de Jung, dont Freud déclarait qu’il était incapable de se laisser « détruire » par ses patients.

(Nous pourrions dire que, faute de se laisser détruire par ses patients, Jung n’avait comme seule alternative que de délirer de concert avec eux.)

Du point de vue de Federn, le thérapeute peut ne pas délirer avec ses patients, à conditions de leur prêter son Moi. Il ne renforce pas leur Moi (qui n’a pas été constitué), il glisse le sien à l’endroit d’un manque. Et le but de cette substitution consiste à protéger le patient.

 

Une question de frontières

Ce processus équivaut à une activité de construction de frontières.

Le Moi, tel que Federn le théorise, est une instance qui protège le sujet dans la mesure où il permet la mise en place d’un processus dynamique : l’investissement libidinal des frontières du champ corporel et mental dépend du Moi.

Le Moi « normalement névrotique » construit des frontières pour le mental et le corporel, parce qu’il est une  réserve de libido à partir de laquelle des investissements sont possibles.

Mais dans la psychose, toute la libido reste en réserve. Elle s’est retirée sur le sujet. Avec Freud (qui décrit ce phénomène dans son étude sur le Président Schreber) on considère classiquement que le retour vers le Moi de la libido autrefois investie dans le monde extérieur est une conséquence du moment décompensatoire. Federn laisse entendre que l’investissement du monde extérieur n’a en fait jamais été possible. Peut-être est-ce dû au fait que Federn se penchait plutôt sur les processus schizophréniques tandis que Freud décrivait une dynamique paranoïaque.

En tout état de cause – chez Freud comme chez Federn – il existe un moment de la psychose où la libido se concentre dans le Moi, n’investit pas le monde exétieur. Alors, le sujet se confronte au monde extérieur comme à une plage après que l’océan se soit retiré : il ne reste que des vestiges du monde extérieur.

Parce qu’il n’y a pas ou plus de libido pour investir le monde extérieur, dans la psychose, le sujet se recroqueville sur lui-même. Il n’investit pas la représentation de ce qui lui est étranger. Il n’investit pas les frontières de son Moi, et ne les constitue même pas. Il ne constitue donc pas de Moi du tout, puisqu’à un certain égard, le Moi, c’est la frontière.

C’est un peu comme si, dans un pays quelconque, les douaniers restaient concentrées à l’intérieur d’une caserne, dans la capitale. Lorsque le monde extérieur se manifeste, ses représentants, amicaux neutres ou hostiles qu’importe, n’ont aucune peine à passer la frontière qui n’est concrétisée par rien. Ils font effraction.

Alors, cette entrée est perçue comme l’irruption d’un élément étranger qui dévaste tout sur son passage. Non reconnu, non investi par la libido du sujet, la nouveauté venue de l’extérieur est semblable à un réel, dirait-on en langage lacanien, un réel non personnalisé

Le but de Federn est de protéger le patient contre l’effraction de ce réel ; ce qui est envisageable, dit-il, en mettant le Moi du thérapeute, c’est-à-dire une frontière, au service du patient.

Frontière externe et frontière interne

Permettre que le monde extérieur soit tenu à distance et non effractif, empêcher qu’il ne déstabilise de manière violente le sujet psychotique, va de pair selon Federn avec une autre tâche, celle d’empêcher que l’inconscient du patient n’envahisse le monde externe.

Puisque le moi n’a pas de frontières, la circulation est libre, entre intérieur et extérieur. Il faut donc permettre à l’inconscient de redevenir inconscient en le refoulant.

Federn parle explicitement de « créer du re-refoulement ». Donc, créer une frontière qui permette de percevoir comme venant de l’extérieur ce qui vient de l’extérieur, et aussi de faire replonger dans l’inconscient ce qui n’a pas été refoulé, faute qu’existe une limite nette, intrapsychique, entre un Ça et un Moi.

Nous pourrions dire que l’espace psychique ténu du sujet psychotique est, selon Federn, assailli de toutes part :

– Depuis l’extérieur, puisqu’il n’a pas de frontières, et que l’extériorité l’envahit.

– Depuis l’intérieur, l’inconscient  l’envahit, puisqu’il n’y a pas de frontière entre l’espace psychique où pourrait résider un Moi, et le Ça, réservoir des pulsions.

À ce point de vue, les description de Federn sont très intéressantes, et parfois sa pratique s’approche du génie clinique, quand bien même la théorie est souvent confuse et difficile à suivre.

L’importance d’un transfert positif sur le thérapeute

L’idée que le thérapeute prête son propre Moi au patient contribuer à expliquer l’importance que prête Federn à l’établissement d’un transfert positif du patient sur le thérapeute.

Or, ce n’est pas une tâche facile que d’établir ce transfert positif.

Le sujet atteint de psychose, dit Federn, a toutes les peines du monde à trouver son équilibre entre libido et mortido, c’est-à-dire pulsion de vie (construction) et pulsion de mort (destruction).

Le thérapeute doit se situer juste au bon endroit, pour installer son Moi chez le patient sans être pris dans les oscillations affectives de ce dernier. Mélanie Klein dirait que le thérapeute doit trouver le point de stabilisation qui échappe à l’alternance de motions schizo-paranoïdes et dépressives.

On le devine dans les vignettes cliniques de Federn : tout l’effort pour, littéralement, construire le cas du sujet psychotiques, est un effort pour élaborer des frontières, des protections, en échappant aux creux et aux vagues qui alternent : amour fou, haine délirante.

Reconstruire des frontières, c’est donc, selon Federn, recréer une continuité, une unité qui manque au sujet psychotique dont le corps est morcelé, fragmenté, et dont les motions pulsionnelles sont désintriquées.

Cela ne peut fonctionner, dit Federn, que si le thérapeute parvient à naviguer entre les écueils : crises, colères, dépressions, incompréhension de l’entourage, angoisses d’effondrement, voire phénomènes hallucinatoires…

Les vignettes cliniques de Federn rappellent à ce point de vue celles d’un autre grand spécialiste de la psychose, Harold Searles. Dans leur pratique – ou du moins dans les vignettes cliniques et textes qui décrivent leur pratique –, tout deux font preuve d’un pragmatisme de bon aloi. Vis-à-vis du patient en proie à des oscillatoins affectives très marquées, ils disent « faire ce qu’ils peuvent » pour éviter que la situation n’empire.

Searles se distingue simplement de Federn en ce que, comme Winnicott (qui a consacré un texte à « la haine dans le contre-transfert ») il lui arrive de déclarer franchement qu’il a haï certains patients, à certains moments. Federn n’aurait pas pu écrire cela. Il avait trop peur de perdre le transfert positif du patient, pour oser exprimer de l’agressivité.

(Ajoutons une parenthèse, et émettons l’hypothèse que Freud tenait possiblement trop à obtenir de bons résultats thérapeutiques pour supporter de traiter des patient psychotiques : Freud tenait beaucoup à ce que ses patients aillent mieux de façon tangible, alors que, vis-à-vis de sujets psychotiques, Federn, comme plus tard Searles, commencent par éviter que le processus n’évolue en pire, sans être assurés d’obtenir une amélioration véritable.)

Quelques choix singuliers

Certains  éléments restent gênants, tout de même, à nos yeux ; par exemple la stérilisation forcée des psychotiques est pronée par Federn au prétexte que la libido (dans sa dimension sexuelle à proprement parler) serait trop effractante, trop dérangeante, trop mal vécue par le patient psychotique, et qu’elle risquerait de détruire le transfert positif sur le thérapeute.

On peut donc avoir l’impression que le thérapeute, pour Federn, doit installer son Moi chez le patient psychotique, et interdire dans une certaine mesure à la sexualité du patient de s’exprimer.

Autre élément qui détonne, l’idée qu’il serait bon de recourir à diverses petites ruses pour obtenir et conserver un transfert positif du patient sur le thérapeute.  Federn déclare ainsi qu’il lui est arrivé d’offrir des chocolats à un patient pour gagner un bon transfert au niveau oral. Cette démarche visait également, c’est certain, à tempérer la jouissance orale qui menaçait de morceler le patient – et à lui offrir un leurre, un semblant de satisfaction. Mais justement, il n’est pas certain que ce leurre soit longtemps efficace. Disons qu’il s’agit d’un « truc » davantage que d’une réelle méthode.

Troisième motif d’interrogation : Federn indique qu’il convient de toujours dire la vérité au patient, de ne rien lui cacher, de ne jamais lui mentir. Est-ce possible ? Le dire-vrai du thérapeute ne risque-t-il pas de… le faire sombrer dans des abîmes de mélancolie et de désespoir s’il est pratiqué avec assiduité ? En d’autres termes, Federn ne se montrait-il pas un peu trop auto-sacrificiel (ainsi que le pensait Freud) vis-à-vis de ses patients ? Cette question reste ouverte…

Vers une psychothérapie institutionnelle ?

Sans doute pour ne pas, à lui tout seul, supporter tout le poids d’un dire-vrai sans limite, Federn tente de distribuer les rôles en  intégrant toujours un élément féminin dans le cadre thérapeutique.

Il faut qu’il y ait quelque part, dit-il, une femme médecin, une infirmière ou tout simplement la femme du médecin qui assume le rôle d’élément féminin, maternel, bienveillant ; parce que, dit Federn, les patients psychotiques ne disposent pas d’une représentation mentale de la différence entre les sexes. Celle-ci doit être présentifiée dans le réel.

Nous pourrions dire qu’à ce point de vue, Federn a déjà une vision de la psychothérapie institutionnelle – et de ce qu’on appellera plus tard, un transfert diffracté.

Si Searles – et Winnicott– pouvaient davantage se permettre d’exprimer leurs affects négatifs vis-à-vis de leurs patient, c’est peut-être parce qu’eux pouvaient compter sur l’existence d’équipes de thérapeutes déjà structurées, dont Federn ne disposait pas.

Nous pouvons néanmoins dire que, pour son époque, Federn a fait œuvre de pionnier, et que la nouveauté de ce qu’il apporte (souvenons-nous qu’il fut l’un des premiers à écrire sur la psychothérapie des psychose) devait être, à l’époque, ahurissante.

 

 

Sur le contre-transfert

Ceci nous amène à clore ce propos avec quelques mots sur le contre-transfert.

Federn s’investissait énormément auprès de ses patients. Il déclare qu’on ne peut venir en aide à des patients atteints de psychose qu’à condition d’être vraiment très présent, et de se montrer prêt à intervenir activement auprès d’eux. Lui-même contre-transférait énormément, pourrions-nous dire.

Freud a donc au moins trouvé un gain théorique aux élaborations, j’allais dire aux élucubrations de Federn, puisque c’est en grande partie grâce à Paul Federn que lui, Freud, approfondit son approche de la notion de contre-transfert.

Le mercredi 9 mars 1910, Federn présente un exposé devant la Société psychanalytique de Vienne. Et Freud, qui rebondit sur la question abordée par Federn, déclare :

tandis que le patient s’attache au médecin, le médecin est sujet à un processus similaire, celui du « contre-transfert». Ce contre-transfert doit être complémentement surmonté par le médecin ; cela seul le rend maître de la situation psychanalytique ; cela fait de lui l’objet parfaitement froid que l’autre doit courtiser.

 

En fait, nous sommes en présence de deux positions différentes. Pour Freud, le psychanalyste est un objet parfaitement froid que le patient doit courtiser. Il n’a pas à perdre la maîtrise des processus à l’œuvre.

Pour Federn le psychothérapeute incarne activement le Moi du patient. Il a besoin d’un transfert positif pour jouer ce rôle,  Il est actif, et ne peut exprimer ni mouvement d’humeur ni agressivité, sous peine de mettre en danger les liens très étroit qui l’unissent à son patient.

Cette divergence reflète très certainement la distinction entre une clinique orientée, d’un côté – chez Freud – vers la névrose et d’un autre côté – chez Federn – vers la psychose.

Nous pourrions encore dire bien des choses et continuer longtemps, mais il est également permis de s’arrêter sur cette considération.

 

P. FEDERN

Discussion

A. Bellet

 

  • Le moi n’a pas toujours existé. (Montaigne, Pascal)
  • Avec Federn, ce moi se caractérise par ses limites (frontières) corporelles et psychiques et leur investissement. Ces frontières du moi sont éminemment maléables : elles sont remaniées à chaque investissement d’un nouveau représentant d’objet. Toute nouvelle expérience modifie les frontières du moi. Ce qui justifie d’ailleurs une première question : quel statut donner à ces « représentants d’objet » dont l’investissement libidinal va modifier les frontières du moi ?
  • Le moi, toujours avec Federn, est considéré sous son aspect fonctionnel et comme un vécu. Le « sentiment du moi » est décrit comme une expérience mentale continue, une expérience subjective avec un sentiment de continuité. C’est donc le vécu d’une constance dans la diversité, « une continuité dans le temps, l’espace et la cohérence ». (On peut se demander si Federn a intégré les dernières réflexions de Freud sur l’ « Ich Spaltung »)
  • Pour Federn, c’est par l’unité du moi et de ses frontières qu’est assurée la capacité de liaison si déterminante vis-à-vis de la déliaison pulsionnelle à laquelle on assiste dans les psychoses.
  • La psychose, précisément, consiste, pour cet auteur, en un désinvestissement libidinal des limites du moi. Selon la description qu’il en fait, ces frontières se figent, perdent leur capacité à se remodeler en fonction de nouvelles représentations. L’état des frontières du moi est d’autant plus déterminant qu’il conditionne la qualité de la vie psychique du rapport à la réalité. Par ailleurs, dans la clinique des psychoses on a généralement deux façons de positiver le moi : soit par excès : c’est la paranoïa, le sujet se prend pour son moi,  ou par défaut : désinvestissement, désorganisation de cette instance, de ses frontières et c’est la schizophrénie, voire certains délires chroniques (paraphrénie). De plus la clinique du déclenchement nous sensibilise particulièrement à cette dimension du moi pour autant que les témoignages que nous recueillons à ce moment critique expriment (souvent avec une intensité dramatique) le vécu des transformations  que subit cette instance (des Automatismes mentaux à la signification personnelle). Les propos du patient nous incitent à vouloir restaurer ces limites, ce à quoi se propose Federn dans sa démarche thérapeutique.
  •  Pour la thérapie des psychoses Federn propose donc un certain nombre de préconisations. Quelles que soient les modalités de prise en charge, il insistera sur la place d’une thérapeute femme, (venant éventuellement s’ajouter au thérapeute homme), considérant qu’un transfert maternel est indispensable dans cette pathologie, soit une fonction réparatrice, maternelle, comme aux premiers âges de la vie et ayant alors fonction de pare-excitations. Le transfert dans ce contexte ne devrait prendre qu’une valeur positive (d’un amour maternel inconditionnel). Qu’en est-il aujourd’hui de cette conception d’un transfert fondé sur la gratification, évitant les frustrations, comme condition pour restaurer et permettre le réinvestissement des frontières du moi, lesquelles seules assurent « le sentiment permanent d’évidence du monde extérieur ». ? En somme, les psychoses seraient l’expression d’un désinvestissement des frontières physiques et psychiques du moi, lesquelles perdraient toute leur plasticité, seraient en quelque sorte figées, n’assureraient plus leurs fonctions dont la principale était d’assurer un rapport adapté à la réalité et faire barrage aux productions de l’inconscient. Vis-à-vis de ces atteintes de cette instance, la thérapie vise à rétablir les résistances et les capacités de refoulement du moi face à l’envahissement de l’ics.

Federn/Freud

  • Fidélité à La théorie de la libido (L’investissement libidinal reste le facteur déterminant dans la clinique tant des névroses que des psychoses), ce qui l’écarte de l’Ego Psychologie qui considère une part désexualisée et a-conflictuelle du moi.
  • Fait objection à Freud par la clinique des psychoses. La psychose correspond à un désinvestissement libidinal des frontières du moi (à l’encontre de l’investissement narcissique du moi dans la psychose chez Freud). La psychose ne correspond pas à un désinvestissement de la libido d’objet au profit de son repli sur le moi (Narcissisme), et les manifestations les plus bruyantes de la psychose (délire) ne correspondent pas à une tentative de guérison mais traduisent bien ce désinvestissement des frontières du moi.

Ne pourrait-on considérer que cette conception s’adapte plus particulièrement à la schizophrénie ?

Pourrait-on considérer que le moi de Fédern (sa configuration) résulte directement de sa clinique des psychoses ? L’objectif thérapeutique vise à apporter une gratification inconditionnelle au sujet afin de lui permettre de réinvestir les frontières physiques et psychique de son moi en contact avec les objets du monde extérieur et plus précisément avec leurs représentants.

Démarche compréhensive, phénoménologique voire existentielle en considérant le moi sous l’angle de son vécu (temporel et spatial), donnant le privilège à la part consciente du moi et à sa fonction de refoulement des émanations de l’inconscient.  Mais, en même temps, démarche aussi métapsychologique au sens freudien en tant qu’elle demeure fidèle à la théorie de la libido.

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